Plus Belle La Vie a connu sa dernière diffusion ce vendredi 18 novembre 2022, mettant ainsi fin à la plus longue série quotidienne de la télévision française, 18 ans. Ce qui n’est rien face à la quotidienne flamande Familie, par exemple, qui en est à sa 32e saison !
Ne le cachez pas, il y a sans aucun doute un petit sourire narquois sur votre visage au moment de lire cet article. Comme à peu près tout le monde dans ce métier, en tout cas tous ceux que je rencontre, il y a toujours une forme de dédain qui se réveille quand on évoque Plus Belle La Vie, et les séries dites de flux en général. Cette fiction au kilomètre, ces intrigues parfois abracadabrantes, ces comédiens pas toujours justes. Les quotidiennes télés sont un peu considérées comme la musak, la musique d’ascenseur de l’audiovisuel.
Une industrie à part entière
Sauf que, si faire de la musique comme on fait du boudin est assez facile (il y a même des intelligences artificielles qui font ça très bien, aujourd’hui), créer de la fiction au jour le jour, c’est une tout autre affaire.
Car qui dit quotidienne, dit que le temps d’antenne est le nombre de minutes utiles tournées par jour, soit 24 minutes. A titre de comparaison, pour un film, on est à 3 minutes. Pour une série plutôt 7-8. Pour y arriver, il faut donc plusieurs équipes, qui tournent en même temps sur plusieurs plateaux. Mais aussi des scénaristes, qui débitent des intrigues à la chaîne. Ils étaient plus de 20 sur la série, répartis en trois ateliers, et eux-mêmes séparés entre scénaristes et dialoguistes. Le tout supervisé par une directrice littéraire et une coordinatrice.
Les arches narratives s’entremêlaient en permanence entre arche A, les arches principales qui pouvaient durer plusieurs mois, arches B, les arches secondaires qui ne concernaient que quelques personnages pendant quelques semaines et les Arches C, des sous-intrigues de quelques jours seulement. Et, bien sûr, le lien avec l’actualité devait être constant.
Coller à l'actualité, et à son public
Parlons-en de l’actualité. Pour le dire clairement, Plus Belle La Vie aura adopté la ligne de la social-démocratie à la lettre. Ses mots d’ordre, diversité et tolérance. Il y aura eu des malfrats bons pères de famille, des flics gays et fachos - mais qui ne le resteront pas longtemps, fachos - , des personnes handicapées, des histoires d’amour qui ont exploré toutes les possibilités, des transsexuels (aussi intégrés dans la Police d’ailleurs). Les sujets allaient du harcèlement au greenwashing, des violences policières (oui, la police avait une grande place dans la série et a été le moteur de son succès) au trafic de drogue. Mais on y parlait aussi régulièrement de politique et des mouvements sociaux qui ont secoué la vie des Français lors de ces 18 ans : le Mariage pour Tous, les attentats, la réforme des retraites, les Gilets Jaunes.
10%
de la population regardait
Plus Belle la Vie
En 2008, 6.8 millions de personnes regardaient la série à la télé. En 2022, ils n'étaient plus que 2.7 millions ... mais 4.1 millions la regardaient sur le net !
Car c’est cela la force de cette quotidienne : la capacité d’être quasiment en phase avec l’actualité. Mais aussi avec son public. Il s’agit de toujours suivre les goûts du public, privilégier les personnages qui sont le plus appréciés. Créer de nouveaux personnages au gré des départs. Tester des choses et valoriser le feed-back. C’est qu’autour de la série s’est aussi développé une petite industrie parallèle. Elle a par exemple été la bouée de sauvetage de quelques magazines télé, qui relayaient chaque semaine potins de tournage et avis des lecteurs. Sans parler des sites, forums, groupes Facebook, qui se sont formés autour de la série. Et qui, souvent, influençaient la tournure des intrigues.
C’est peut-être là, en fait, la grande leçon de ces 18 ans d’existence. Plus Belle la Vie est une grande entreprise d’humilité. Loin, très loin des canons de l’industrie et même des autres quotidiennes. Ici, pas de star-system, mais un système de valorisation relativement horizontal. Pas de velléités d’artistes, mais une résolution à plaire au public. Sans peur de se tromper, d’aller parfois trop loin, sans rechercher la perfection ou la minutie. Juste l’envie de faire son travail, le mieux possible, avec des contraintes strictes que ne supporteraient sans doute pas les “artistes” sortant de nos écoles professionnelles.
Et ça a été la clé du succès. Un succès assez incroyable, avec à son apogée, plus de 6 millions de téléspectateurs. 1/10 de la population française.
Pourquoi ça s'arrête ?
Mais alors, que s’est-il passé ? Comment une série au succès aussi insolent a-t-elle pu être arrêtée ?
Plusieurs facteurs l’expliquent et, spoiler alert, la baisse d’audience n’en fait pas partie.
Plus Belle la Vie, comme toutes les quotidiennes, est une énorme machine, une usine, en fait. Qui employait 300 personnes, pour un équivalent de 160 temps plein. Une usine, ça coûte cher - un épisode était budgété aux alentours de 85000€ - mais ça rapporte aussi beaucoup, en termes de recettes publicitaires. La plus-value moyenne à l’année était de l’ordre de 60%. Plutôt pas mal comme marge commerciale.
60%
de marge sur la recette publicitaire
Le budget global de la série était de 27 millions par, pour 47 millions de recettes publicitaires pour France Télévision.
Une bien belle affaire, qui a fini par attiser les appétits. TelFrance, la société derrière la série, n’était déjà pas une inconnue du PAF. On lui devait des séries comme Les Cordiers, Le Commissaire Moulin, Louis La Brocante, PJ, et plein d’autres. Plus Belle la Vie était certes devenue son fleuron. Mais le fleuron d’un large catalogue. Dans un marché qui se restructure autour du rachat de licences fortes, TelFrance devient un capital intéressant à posséder. Après avoir été rachetée en 2008 par un homme d’affaire, la société devient un capital comme un autre, qui finira entièrement dans le giron de TF1 en 2018.
Dès cette année-là, les rumeurs vont bon train sur la fin annoncée de “Plus Belle” comme l’appelle ses fans. Mais à cette époque, la série continue à afficher des chiffre d’audience télé insolents, et l’arrêter n’a aucun sens économique. Mais pendant ce temps, Newen, c’est le nouveau nom de TelFrance commence à servir son nouveau propriétaire avec deux autres quotidiennes, Demain nous appartient en 2017 et Ici tout commence en 2020. Si le but avoué n’est pas de se faire de la concurrence à soi-même, puisque ces séries sont diffusées à d’autres horaires, l’idée est bien de prévoir l’après-Plus Belle la Vie en cas de chute d’audience. Ou de difficultés de négociations avec le groupe France Télévisions.
Un problème de comptage ... et de modèle économique
Et puis, refrain connu, arrivent les confinements. Plus Belle la Vie connaît un regain d’intérêt, mais pas là où on l’attendait. C’est sur les plateformes de replay et puis sur Salto que la série commence à être consommée en priorité. Sauf que sur ces nouveaux canaux, le modèle économique n’est pas aussi assuré que la bonne vieille télé. Les annonceurs restent méfiants, voire conservateurs, vis-à-vis de la publicité sur ces plateformes. Et les tarifs restent différents. Car sur le net, évidemment, il n’y a pas de prime-time ni d’access prime-time…
Car c’est bien ça le paradoxe : en regardant les chiffres, Plus Belle La Vie n’a pas vraiment connu une baisse d’audience. En 2022, ils étaient 2.7 millions à regarder la série en prime-time, sur leur télé. Au tarif publicitaire maximal. Et ils étaient 4.1 millions à la regarder sur le net, quand ils le voulaient.
Cela nous fait un total de 6.8 millions de spectateurs de la série. Exactement le chiffre du record d’audience enregistré en 2008. A une autre époque. Mais toujours, 1/10 de la population française à suivre les aventures des habitants du quartier du Mistral.
Le symptôme de la crise de la télé
Plus que tout autre chose, l’arrêt de Plus Belle la Vie illustre l’échec de notre industrie audiovisuelle à opérer le tournant du net. Elle s’est avérée incapable de maintenir l’un de ses fleurons alors même que son audience lui restait fidèle.
Mais cet échec illustre aussi l’inadéquation de la logique industrielle traditionnelle à comprendre ses propres spectateurs. Elle est capable de sacrifier l’une de ses plus puissantes propriétés intellectuelles à des considérations court-termistes. Quels que soient les projets d’avenir pour la licence, spin-offs ou reboots, les dégâts sont irréparables d’un point de vue commercial, symbolique et aussi social.
D’un point de vue stratégique, enfin, l’arrêt de Plus Belle la Vie est un gâchis sans nom. Tous les dirigeants de chaînes de télé savent que la consommation linéaire, programmée, disparaît. Plus Belle la Vie non seulement l’illustre, mais aurait pu être l’outil d’une réorganisation du modèle économique de la télé, où on ne vend plus des blocs temporels (les fameux access prime-time) mais la licence. Mettre de la pub devant Plus Belle la Vie ne devrait pas coûter le même prix que devant une vieille rediffusion. Cela demande de réfléchir à la réorganisation des modèles publicitaires.
Mais c’est une autre histoire.