09 Mar 23

Qui possède l’IA ?

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J’ai déjà parlé dans une précédente chronique de ce projet, encore un peu farfelu, de faire écrire un scénario de film commercialisable par une Intelligence Artificielle.

Les deux auteurs de ce projet, Stephen Follows et Eliel Camargo-Molina n’ont pourtant rien de farfelus. Le premier est un spécialiste de la donnée sur le cinéma, et produit régulièrement des analyses chiffrées sur une foule de questions liées à l’industrie audiovisuelle. Le second est un theorician physicist, ce qu’on pourrait traduire par un théoricien de la physique, à l’Université d’Uppsala, et un Data Scientist.

L'Intelligence Artificielle comme co-auteur

Leur projet est avant tout une expérience sur les capacités des Intelligences Artificielles à améliorer le processus créatif. Il se trouve qu’ils ont signé un contrat d’exclusivité avec un studio, ce qui les empêche de dévoiler le contenu précis de leur expérience. Mais avec l’argent que leur a apporté ce contrat, ils ont créé un podcast de 4 épisodes, Authored by AI, dans lequel ils explorent les possibilités mais aussi les possibles conséquences de l’introduction de l’Intelligence Artificielle dans la production de films.

Je voudrais m’attarder plus particulièrement sur l’épisode 2 du podcast, intitulé “We show it to a pro”. Dans cet épisode, ils interviewent Dave Reynolds, qui a été entre autres scénariste de films chez Disney et Pixar.

Follows et Camargo-Molina y font une démonstration de leur méthode de travail avec GPT-3. Ils lancent un pitch, demandent à l’algorithme de leur produire un court synopsis. Le synopsis amène plusieurs questions, qu’ils soumettent à GPT-3. Les réponses, en soi, n’apportent rien de vraiment probant, si ce n’est, à un moment, un jeu de mots, ce qui ne lasse pas de troubler. Mais cela produit automatiquement, chez Reynolds et les deux auteurs, une foule d’idées dont on se demande si elles auraient pu leur advenir si ils n’avaient pas reçu de telles réponses parfois absurdes.

A qui appartient les idées de l'IA ?

En quelques minutes, sous nos yeux - enfin, dans nos oreilles - ils sont arrivés avec une multitude de pistes scénaristiques qui auraient mis plusieurs heures à éclore, voire ne leur seraient jamais venues à l’esprit sans l’apport de l’IA.

Cette manière de traiter l’Intelligence Artificielle comme un auteur supplémentaire à la table d’écriture est évidemment stimulante. Mais la première réaction de Dave Reynolds va dans un tout autre sens. A l‘issue de la démonstration, il fait remarquer aux deux auteurs qu’ils vont avoir de gros problèmes avec la Guilde des Scénaristes.

On pense immédiatement à une réaction corporatiste un brin passéiste, où les auteurs de scénarios prendraient peur, comme tout le monde dès qu’on leur parle de progrès technique, d’un grand remplacement par des machines. Mais la remarque est en fait plus subtile que cela.

Le problème n’est pas seulement de savoir si les IA vont prendre le travail des scénaristes, mais de savoir à qui appartient vraiment le travail qu’il remplace ? Qui est l’auteur des idées produites par l’IA ? Le concepteur de l’algorithme ? Le studio qui en aurait acheté la licence ? L’opérateur ? Ou l’auteur qui aurait rebondi sur une réponse donnée par l’IA ? Et dans ce cas, dans quelle mesure celui-ci en est-il vraiment l’auteur ?

Qu'est-ce qu'un auteur ?

Les deux podcasteur ont, eux, stipulé dans leur contrat qu’ils sont les auteurs du scénario, en tant qu’opérateurs de l’algorithme. Mais on parle ici d’un cas particulier, expérimental. Nul doute que des armées d’avocats sont déjà en train de plancher sur la question, au cas où les avancées des technologies d’Intelligence Artificielle se développeraient dans ce sens.

Nous sommes ici en plein dans la logique des autoproclamées technologies disruptives. Exploiter un vide juridique le plus vite possible, installer sa domination dans le secteur avant même qu’une législation vienne la réguler.

Dans le cas présent, ce qui serait attaqué par cette “disruption”, c’est le droit d’auteur.

Le droit d'auteur disrupté

Historiquement, le droit d’auteur est lui même venu couvrir un vide juridique créé par l’industrialisation. Avant cela, le concept même de propriété intellectuelle n’avait pas vraiment de sens. L’idée n’apparaît qu’à la toute fin du 18e siècle, avec l’essor du capitalisme et sa révolution autour du concept de valeur. Avant l’industrialisation, une seule variable créait la valeur d’un produit, l’effort humain mis dans la transformation de matière en marchandise. L’effort physique et intellectuel étaient indissociables. Concevoir quelque-chose, c’était le fabriquer de ses mains. Point.

Mais, dès que l’on fait intervenir des machines, l’effort physique de construction de cette machine n’épuise pas la valeur commerciale de l’effort intellectuel nécessaire à sa conception. Je m’explique : le fait d’avoir conçu et fabriqué une machine, typiquement une machine à tisser, contribue à réduire le coût de fabrication des tissus, et à en produire plus dans un laps de temps donné. Or, cette machine elle-même, qui crée donc de la valeur par sa simple existence, est duplicable à l’infini.

Il est très vite apparu anormal que la plus-value que crée cette nouvelle machine ne revienne pas en partie à son concepteur. C’est grâce à son idée que d’autres peuvent gagner plus d’argent. D’où la naissance des brevets. Qui a elle-même assez rapidement conduit à sa duplication dans le monde culturel : le droit d’auteur.

Nouvelle donne pour le droit d'auteur ?

Revenons-en à aujourd’hui où le droit d’auteur est devenu la principale, si pas l’unique, source de rémunération pour une série de professions artistiques. Dont les scénaristes.

Voilà ce que viendrait “disrupter” l’Intelligence Artificielle. Pas vraiment, on le sent bien, le travail créatif en lui-même. Mais plutôt sa rémunération, sous prétexte de faciliter, d’accélérer la créativité.

Il y a, me semble-t-il, deux manières de prendre la question de cette possible “disruption”. Soit, défendre à tout prix l’institution du droit d’auteur comme fondement de notre conception de la culture dans nos sociétés. Auquel cas, effectivement, il faudra une législation à la fois précise et rapide sur la définition d’un auteur, maintenant que des éléments non-humains peuvent potentiellement intervenir dans le processus.

Soit on peut se dire que le droit d’auteur est de toute manière un modèle à réformer, issu d’une vision passée de la rémunération du travail artistique. Car, il faut bien le reconnaître, la question de la gestion de ces droits est devenue depuis longtemps éminemment complexe, administrativement pachidermique. Et il est de notoriété publique que des millions voire des milliards d’Euros ne sont pas redistribués ou sont redistribuées à d’autres ayant-droit. La plupart du temps par simple méconnaissance de la part des artistes des arcanes complexes de la gestion de ces droits.

Oui mais, la remplacer par quoi ? Quel système peut assurer une juste rémunération des créateurs et créatrices ? C’est une question politique, bien évidemment, et vous n’obtiendrez pas le même type de réponse de la part de la gauche ou de la droite de l’échiquier.

Pour ma part, je pense que ce nouveau coin enfoncé dans nos petites certitudes sur le fonctionnement de notre industrie apportent un nouvel argument à la cause du salariat des artistes. Mais ce sera peut-être pour une autre chronique.


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