20 Déc 23

Pourquoi les producteurs de documentaires ont peur des deepfakes ?

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Il y a quelques jours, le CD&V, parti politique flamand tentant de remonter la pente de l’opinion en vue des prochaines élections, a mis en ligne une vidéo où l’ancien Premier Ministre, le populaire Jean-Luc Dehaene, tonitrue “The Beast is Back”.

Sauf que Jean-Luc Dehaene est mort en 2014, et que la vidéo est donc un deepfake, évidemment pleinement annoncé comme tel.

Rassurez-vous, je ne vais pas à nouveau parler de politique. Mais il se trouve que cet stunt électoraliste coïncide avec une carte blanche publiée par une toute nouvelle association américaine, l’Archival Producers Alliance, sur les dangers de l’IA générative pour leur travail, et la société en général. Les Archival Producers sont une forme assez particulière de travailleurs et travailleuses de l’audiovisuel. Leur rôle est de rechercher et fournir les archives pour des films documentaires.

Les deepfakes sont partout

Leur argument est le suivant : nous en sommes arrivés à un point où il est devenu plus simple et moins onéreux de reproduire des documents, ou d’en créer de toutes pièces, plutôt que d’aller chercher les originaux.

Et c’est vrai que les exemples de fakes, en plus de celui cité plus haut. commencent à s’accumuler, des fausses chansons de pop-stars connues aux citations mises artificiellement dans la bouche de personnes, comme cela a été le cas dans le documentaire sur le chef Anthony Bourdain.

Le premier danger, à leurs yeux, est que ces images et sons artificiellement recréés, même si ils sont mentionnés comme tels dans l’oeuvre originale, continueront ensuite à circuler, notamment sur le net, comme des documents originaux. Cela risque donc de créer une confusion encore plus répandue sur la réalité historique de certains faits.

Evidemment, on peut assez facilement balayer ce genre d’arguments, qui fait florès dans tous les débats sur l’IA, comme un avatar de la panique technologique qui nous étreint tous. Et dire qu’il postule, comme souvent chez les intellectuels, une bêtise presque congénitale chez le commun des mortels. D’autant que les jolies joies du marché vous diront que cette menace crée, aussi, une nouvelle opportunité de concevoir des logiciels capables de détecter les deepfakes.

Passons.

La mort du documentaire ?

Le collectif d’une centaine de producteurs va ensuite un peu plus loin dans son inférence des conséquences.

Selon eux, c’est toute l’industrie du cinéma documentaire qui risque d’être impactée, incapable de maintenir une relation de confiance et de probité avec ses spectateurs.

Et c’est vrai que, vu de ce point de vue, le problème est de taille. Avec l’arrivée du streaming, le documentaire a connu une véritable résurrection. Les séries documentaires sur des personnalités, des faits divers, ou des faits historiques ont connu un boom.

Et c’est bien sûr à cette forme de films documentaires que l’association des producteurs-archivistes fait référence. Est-ce pour autant l’ensemble du cinéma documentaire ? Bien sûr que non.

Cette assertion est d’ailleurs le cœur du problème que connaît le cinéma documentaire actuellement. Cette assimilation de toute une forme cinématographique à un seul genre.

Ce que l’APA appelle documentaire est en fait ce sous-genre qu’on pourrait appeler plus commodément le reportage de création. Sa forme est assez facilement identifiable. C’est celle des bonnes vieilles dissertations de notre enfance : un enfilement d’arguments, fictionnalisés, sur le modèle classique de la thèse, antithèse, synthèse.

Ou une menace sur un certain type de documentaire ?

Si je dis que cette forme est un problème, c’est qu’elle phagocyte toujours un peu plus la forme documentaire dans son ensemble. Celle qui ne voit pas le documentaire comme un enfilement d’arguments, mais un affrontement au réel.

Au bout du compte, ce que craignent les membres de l’APA n’a pas grand-chose à voir avec le cinéma documentaire. Leur crainte se focalise sur une catégorie rhétorique : la vérité. Catégorie qui n’a d’ailleurs pas attendu l’arrivée de l’Intelligence Artificielle, ou de toute autre technologie avant elle, pour être malmenée.

Le cinéma documentaire dit “de création”, tel qu’on l’entend chez nous, n’a pas ce genre de souci à se faire. Parce que son objet est ailleurs. Son objet, c’est la réalité, pas la vérité. Il s’affronte à un objet qui, par définition, ne concerne pas l’intelligence artificielle : le réel.

Tous les cinéastes documentaires vous le diront: les espaces de diffusion pour le cinéma du réel disparaissent les uns après les autres. Y compris sur les antennes des diffuseurs classiques. Et avec les espaces de diffusion disparaissent aussi les sources de financement.

Cette crise n’est pas neuve. En 2015 déjà, les producteurs français interpellaient les pouvoirs publics sur la baisse à la fois des investissements et de la diffusion du documentaire de création. Et le formatage qu’opèrent de plus en plus les chaînes, y compris des opérateurs historiques comme ARTE et France Télévisions, était déjà pointé.

Une crise bien plus profonde

Plus récemment, un rapport du CNC (toujours lui, faute d’autres chiffres), confirmait cette tendance historique à la baisse. En 10 ans, le montant des aides accordées par le CNC a baissé de 30%, tandis que l’apport horaire, soit la quantité de financement par heure produite, faisait le mouvement inverse en augmentant de 30%.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Que :

  1. Moins de films documentaires sont produits.
  2. Il y a une augmentation drastique du coût horaire des films produits, sous le double coup de l’augmentation, naturelle ou non, des coûts salariaux et autres, et d’une injonction au spectaculaire.

Plus loin, le rapport montre l’évolution du volume de diffusion par les chaînes de télé, en nombre d’heures. Celui-ci est passé, en 10 ans, de 2500 à 1500 heures diffusées.

Dans le même temps, le développement de séries documentaires et le poids streamers est sur une pente ascendante. Avec elle, cette même uniformisation des formats, et des sujets.

Taper sur la technologie, mais cacher des choix économiques

Alors, certes, la crainte des producteurs américains pour leur gagne-pain est bien évidemment légitime. Mais cet appel paniqué cache une réalité bien plus complexe, où une certaine forme de cinéma documentaire, celle qu’ils défendent, a totalement écrasé les autres. Y compris ailleurs que sur les grandes plateformes.

Peut-être que cette possible perte de confiance envers la forme rhétorique de cinéma documentaire permettra un rééquilibrage de la balance avec le cinéma du réel. Mais on se doit malheureusement d’en douter.

Deepfake ou non, IA ou non, le rapport du cinéma documentaire avec le réel est en train de se perdre.


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