Les périodes de fin d’année sont, traditionnellement, des périodes de bilans, de listes en tous genre et de rétrospectives. Et je ne vais pas déroger à la règle.
Ou plutôt, je vais mettre mes pas dans ceux de l’Observatoire Européen de l’Audiovisuel, qui a publié, le 14 décembre dernier, une “Analyse de la structure du box-office européen de 2010 à 2022”.
Evidemment, cette analyse est doublement intéressante pour sa vision à moyen terme de l’évolution du marché du cinéma, mais aussi parce qu’elle prend en compte la première année post-covid.
Enfin, elle met aussi en perspective les événements et polémiques de cette année 2023, entre la crise du blockbuster et les débats houleux autour de “l’exception culturelle française”.
Prudence sur les chiffres
Comme toujours, et encore plus lorsqu’il s’agit d’analyse chiffrées, quelques remarques s’imposent.
Les données qui ont servi à cette étude proviennent de la base de données européenne Lumière. Celle-ci collecte tous les films, et leurs résultats en termes d’entrées dans 27 pays Européens, dont la Turquie. Et cela que ce soit pour des entrées classiques, ou des tickets vendus en festival ou par d’autres moyens. Cette base de données est certes impressionnante par son étendue, mais elle n’est pas exempte de biais.
Les modes de collecte de données sont en effet différents d’un pays à l’autre, et certains pays possèdent plus de données que d’autres. Qui plus est, le collationnement de ces infos dans la base Lumière s’est lui-même sensiblement amélioré en 2014. Cela provoque aussi des distorsions importantes sur le nombre de films analysés pour certains marchés. Et non des moindres : les pays anglo-saxons et l’Allemagne ont vu le nombre de films analysés quadrupler. L’échantillon français connaît quand à lui des variations étranges : il passe de 1000 films en 2018 à 3000 en 2019, pour retomber à 2000 en 2020 puis revenir à 3000 en 2021 puis à … 813 en 2022.
Dans l’ensemble, les chiffres des 5 plus gros marchés européens ont connu des évolutions de leur échantillon d’étude allant du simple au quadruple au cours de la période étudiée.
Tout cela rend les analyses par marché un peu périlleuses, mais n’entache pas outre-mesure l’analyse globale.
Un périmètre clair
Enfin, il faut remarquer que cette étude se base sur le box-office, le nombre d’entrées en salles. Elle ne tient pas compte du budget du film, ni de sa vie commerciale dans son ensemble.
Inutile donc de polémiquer, sur base de cette étude, sur la rentabilité des films étudiés. Un film à très gros budget peut ainsi avoir eu une vie en salle très courte, comme c’est la cas par exemple de certains films Netflix. Ou des documentaires, destinés à la télé, peuvent très bien avoir été projetés dans quelques festivals, dans une pure logique de promotion.
Mais alors, me direz-vous, de quoi rend compte cette étude ? Eh bien, comme son titre l’indique, de l’évolution de la structure du marché du cinéma en Europe. Et il s’agit sans doute de la première étude qui compare le marché du cinéma avant et après les lockdowns.
Si vous avez le temps de vous y consacrer pendant cette fin d’année, la lecture en vaut le coup. Et les constatations sont synthétisées en 5 pages à peine.
Voici ce que j’en retire, pour ma part.
Plus de films européens, plus de recettes américaines
Sur l’année 2022, environ 12.000 films ont été distribués dans les salles européennes. Attention, rappelons qu’il s’agit d’une agrégation de chiffres par année, pour l’exploitation, pas pour la production.
Sur ces 12.000 films, 68% sont européens et 19% américains. Mais en termes d’entrées salles, la proportions s’inversent : les films américains représentent 63% des entrées, les films européens 30 %.
Tendance largement tirée par la Grande-Bretagne et l’Irlande, où 81% du box-office est généré par le cinéma américain. Mais de petits marchés, moins producteurs, sont eux aussi grandement phagocytés, comme la Hongrie, le Portugal, la Grèce ou la Bulgarie.
Des inégalités toujours plus grandes
Mais les inégalités entre les 2.265 films américains distribués sur le sol européen sont énormes. Seuls 21 films totalisent à eux seuls 32% du box-office européen en 2022. Et cette concentration va en grandissant puisque, comparativement aux années 2010-2019 - les années Covid ont été écartées de l’étude - les blockbusters américains ont pris 7 points de parts de marché, au détriment d’autres films américains.
La tentation est évidemment grande de conclure à un effet plateformes, qui verrait une grande part des films de studios ne plus connaître de sorties salles au profit des seuls blockbusters. Mais l’étude ne fait qu’une comparaison entre 2022 et la moyenne de 2010-2019. Impossible donc de connaître la tendance de long terme.
Ceci étant, l’étude compare un peu plus loin la part des films les plus plébiscités entre 2018 et 2022, cette fois toutes origines confondues. La part du top 10 du box-office européen est passé, en moyenne de 29% à 37%. Celle du top 20, de 45% à 55%. Aujourd’hui, plus de la moitié du box-office européen est généré par 20 films.
A noter que la France, les Pays-Bas et la Belgique se trouvent tout en bas de ce tableau des inégalités. Mais, je le répète, il faut se méfier des chiffres nationaux. Les biais politiques et de données disponibles sont inhérents à l’exercice. D’autant que les chiffres d’une année à l’autre ne tiennent pas compte de la conjoncture.
Les ultrariches, et les autres
Sur base de ces deux comparaisons, on pourrait déduire que les déplacements en salles se font autour d’un nombre toujours plus restreint de films.
Mais est-ce vraiment le cas ? Une autre analyse, plus large, nous offre une autre perspective. Elle calcule le nombre de films, année par année, qui génèrent ensemble 80% du box office. Et l’on se rend compte qu’aucune baisse réellement sensible n’est à l’oeuvre. Depuis 2010, une moyenne de 167 films génèrent les 4/5 du box office européen. Avec des fluctuations entre 147 et 187 films. 2022 est certes en dessous de la moyenne, avec 156 films, mais elle n’est même pas l’année qui a connu la plus forte concentration.
Alors, si la concentration aux cimes du box-office s’accélère, mais que finalement un même nombre de films, certes très restreint, génère 80 % des entrées, que se passe-t-il ?
Eh bien, probablement ce qu’on a vu lors de la période Covid : les blockbusters américains sont une distorsion qui cachent la diversité du cinéma.
Retirons le top 20, composé à une très large majorité de blockbusters américains, et on trouve subitement un paysage beaucoup plus diversifié. Certes, il y a encore 135 films qui s’accaparent 25% du marché, mais aussi un florilège assez énorme de films qui composent les 20% restants.
Car il est peut-être temps d’en venir au cinéma européen.
L’arbre des blockbusters et la forêt européenne
Ici aussi, la carte est certes assez contrastée, avec moins de 100 films qui atteignent la barre du million de tickets vendus. Sur 8100 films exploités, ils représentent 74% du box office des films européens.
Plus encore : 13 films seulement atteignent la barre des 10 millions d’entrées, et représentent 51% du box-office de l’année pour les films européens.
Sauf que la domination, ici, est d’un autre ordre. Car ces films génèrent une grande partie de leurs recettes dans leur marché domestique. Pris dans leur ensemble, 75% des entrées des films européens se font dans leur pays d’origine.
Rien d’étonnant, dans un marché culturellement aussi divers que l’Europe. Ajoutons à cela qu’une bonne part des films à succès sont des comédies, l’un des genres les moins facilement exportables. L’étude démontre ainsi que les blockbusters et les films qui génèrent le plus de recettes dans leur ensemble ne voyagent pour ainsi dire pas. Ou, si ils le font, ils dégringolent de la catégorie blockbuster ou film générant de grosses recettes, à une catégorie plus basse dans un autre pays.
Mais alors, à quoi ressemble un film européen ? Un film qui circulerait dans plusieurs pays et y générerait des recettes comparables à son pays d’origine ?
C’est quoi, un film européen ?
La réponse se trouve dans la queue du peloton. Ce que l’étude a qualifié de films européens à faible et moyenne audience.
On pourrait se dire que cette frange du marché se contente des restes de l’énorme gâteau du cinéma européen. Et c’est vrai que sa part de recettes est relativement faible : 11% du gâteau global et 19% de la part européenne pour les films à faible audience. Alors qu’ils représentent 65% de l’offre totale.
Mais il s’agit néanmoins d’un catégorie à part pour deux raisons. La première est que c’est, derrière les blockbusters américains, la catégorie qui s’est le mieux sortie de l’après-crise. Ici au détriment des blockbusters et films à forte audience européens. La seconde est qu’il s’agit de la catégorie de films européens qui s’exporte le mieux. Ces films génèrent donc certes moins de recettes, mais sur un plus grand nombre de territoires.
Une première analyse de cette étude laisse donc apparaître une emprise très légèrement moins forte du cinéma américain sur le marché européen, et une concentration toujours plus marquée sur les blockbusters. Blockbusters dont on sait qu’il ont besoin d’un renouveau après une année 2023 qui a vu la baisse de leur domination sans partage.
Alors que du côté européen, une plus grande diversification est à l’oeuvre, au profit de films à l’audience plus confidentielle, mais qui voyagent plus largement. Est-ce le résultat du Covid ou d’autres facteurs ? Difficile d’en juger.
Mais le constat est là : des différences se creusent entre cinéma européen et américain, mais aussi entre blockbusters et cinéma à plus petite audience. Avec le risque de laisser, au milieu, un écart toujours plus grand.
Il y a beaucoup d’autres choses à dire à partir de cette étude. Ce que j’espère faire la semaine prochaine.