07 Fév 24

La fin de la télé serait-elle une apocalypse sociale ?

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Ca y est, nous y sommes nous aussi : dans nos pays, comme aux Etats-Unis il y a 2-3 ans, le temps passé à consommer de la télé traditionnelle vient de passer sous le temps passé à regarder des vidéos en streaming. On parle ici toutes plateformes confondues, que ce soient les grandes plateformes, ou celles créées par les diffuseurs historiques. Mais aussi, et peut-être surtout, les réseaux sociaux, Youtube, Twitch et Tiktok en tête.

On en a déjà parlé ici, ces plateformes se placent comme les plus sérieux concurrents de la télé traditionnelle. Youtube prend de plus en plus de place sur les écrans de télé. Et la stratégie de TikTok semble elle aussi se diriger vers les plus grands écrans, avec un allongement de la durée moyenne des vidéos et aujourd’hui la promotion du format horizontal.

Youtube est déjà de la télé

Concentrons-nous néanmoins sur Youtube, qui est sans doute la plateforme la plus engagée dans le lent remplacement des formats TV. Par définition, il y a évidemment une foule incalculable de formats sur Youtube, des vidéos de gaming, aux tutoriels, en passant par de l’analyse cinéma, des vidéos de fitness et j’en passe.

Mais il y a un phénomène qu’on ne peut pas dénier, c’est que les plus grandes stars de Youtube tendent toutes à faire des formats qui ressemblent à de la télé d’antan. Allant parfois jusqu’à être recrutés par des chaînes traditionnelles, qui espèrent ainsi rajeunir leur audience. Il y a eu la chaîne historique Nota Bene, qui a développé un format pour ARTE, ou Hugo Décrypte, qui a tenté l’exercice du talk show sur France Télévision. Toutes deux ont fait long feu, il faut bien le reconnaître.

Aujourd’hui, c’est donc plutôt l’inverse : les Youtubeurs font de la télé. Les chaînes de débat politique pullulent, à la manière des chaînes d’info en continu. Les médias d’information pure player ont leur propre channel Youtube et Twitch. Tout comme les médias traditionnels, dont bien sûr Arte, dont on a déjà parlé ici.

Les stars en animateurs

Bref, les lignes se brouillent, et Youtube est le terrain privilégié de cette confusion des genres. Mais jusqu’où ira cette hybridation ?

En France, le cas de Squeezie est en quelque sorte devenu un cas d’école. Sa chaîne, la plus populaire de France, est devenue pourvoyeuse de divertissements comme pouvaient en concocter Nagui ou Arthur il y a 20 ans. Et la série documentaire qui vient d’arriver sur Amazon Prime, consacrée à son ascension fulgurante, sonne pour beaucoup de commentateurs comme une passation de pouvoir.

Mais le cas Squeezie, et les quelques autres grandes stars du milieu, sont des exceptions. Et ils cachent une réalité qui réapparait maintenant avec une régularité de métronome à chaque fin d’année.

Fin de l’illusion ?

En effet, les mois de décembre et janvier semblent être les mois de l’introspection publique chez les youtubeurs professionnels. Dans ces moments, on voit fleurir, sur les chaînes de youtubeurs populaires ou non, des vidéos qui annoncent leur retrait, temporaire ou définitif, du game. Des vidéos où ils expriment leur épuisement, leur frustration, leur solitude et leur colère.

Bien sûr, le burn out des créateurs de contenus est un phénomène largement documenté. Tous ces forçats de la gig economy, qui voient leurs maigres revenus s’effondrer à la moindre modification des algorithmes, ou à la moindre faillite de sociétés de microfinancement.

C’est même un phénomène qui a créé sa propre niche économique, où des coaches, sans doute bien intentionnés, prodiguent leurs conseils de productivité et leurs formations pour produire plus de contenus, plus rapidement.

Mais ce qu’on remarque, au fil du temps, c’est que ce ne sont plus seulement les petits créateurs, solitaires, ou en toute petite équipe, qui sont touchés. De parfois très grosses chaînes commencent elles aussi à s’écrouler. Ainsi, au début du mois de janvier, Matthew Patrick, l’animateur de The Game Theorists, qui a aussi lancé The Film Theorists et the Food Theorists, annonçait, des trémolos dans la voix, dans une vidéo sobrement intitulée Goodbye Internet, que le 5 mars 2024, il publiera sa dernière vidéo. Après 13 ans d’activité.

Le piège de la personnalisation

Evidemment, la chaîne ne s’arrêtera pas. Lui seul se retire. Mais la question de la pérennité de l’entreprise elle-même est posée, comme pour celle de toutes les autres chaînes. Que se passera-t-il quand le fondateur s’en ira ? Et ce sera le cas pour chacune d’entre elles, inévitablement. Car, tous les témoignages de ces youtubeurs concordent. Maintenir une chaîne youtube est extrêmement difficile.

Soit on végète à un certain niveau de revenus et on reste coincé dans une roue de hamster épuisante de création de contenus. Soit on s’agrandit, on devient une petite entreprise, mais qui reste inévitablement rattachée à une personnalité, un visage, une voix. Et cette voix devient juste le ceo d’une petite entreprise qui pose son visage sur des textes qu’elle n’écrit plus, qu’elle ne tourne plus, qu’elle ne monte plus. Toutes choses qui constituaient le plaisir de son travail.

Et donc, la question se pose : si les Youtube et Twitch sont appelés à remplacer la bonne vieille télé traditionnelle, avec son fonctionnement un peu pachydermique, son décalage de plus en plus marqué avec les attentes de jeunes générations, quelles seront les conséquences, en termes d’industrie et en termes social ?

Les conséquences sociales

Est-ce qu’on va assister à une série permanentes de montées météoriques de personnalités, suivies de chutes inexorables, voulues ou non ?

Comment des métiers, mais aussi des services, comme ceux de l’information, peuvent-ils exister sans une réelle structure industrielle derrière elle ? Sans que le décrié audimat, qui paraît aujourd’hui bien inoffensif, soit remplacé par une chasse au goût dominant, qui fait déjà ressembler toutes les vidéos Youtube entre elles ?

Peut-on vivre avec une production audiovisuelle, successeuse de la télé, où tous ses travailleurs travailleront jusqu’au dégoût et l’épuisement, avant d’être remplacés par d’autres, plus jeunes, plus frais ?

Des contenus originaux, innovants, vont bien sûr continuer à exister, de nouvelles formes, pour de nouveaux goûts apparaissent en permanence. C’est aussi la beauté, et l’intérêt de toutes ces plateformes.

Plafond de verre

Mais derrière l’écran, derrière les succès stories dithyrambiques de Squeezie et MrBeast, on se rend de plus en plus compte que structurellement, une industrie n’arrive pas à se former. Bloquée par une sorte de plafond de verre qui a un nom : la plateformisation.

Cette plateformisation n’est pas qu’un autre de ces néologismes qu’aiment à lancer les critiques des innovations technologiques. C’est une réalité pour ainsi dire juridique. Elle découle du refus catégorique de ces plateformes à se considérer comme autre chose que cela, une plateforme. Par opposition à un diffuseur.

De toutes leurs forces, les Youtube et Twitch, mais aussi les réseaux sociaux, qui ne sont plus depuis longtemps que des services de diffusion de contenus, refusent de prendre les responsabilités juridiques mais aussi morales d’être un éditeur.

Elles se placent depuis de nombreuses années dans une position où elle permettent l’émergence de petites sociétés médiatiques, sans prendre la responsabilité des contenus diffusés, en gardant la mainmise sur la diffusion. Et surtout, en gardant la totale maîtrise des revenus.

Ces vagues d’abandons à intervalles réguliers semblent être la preuve que ce système ne peut pas être pérenne du point de vue des créateurs. Et que, du point de vue de la structure industrielle, la télévision a quand même encore de beaux jours devant elle.


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