Voilà, le petit monde du cinéma est rentré de son pèlerinage annuel à la Côte d’Azur, les selfies et avis définitifs sur les futurs chefs-d’œuvre du cinéma vont retourner pourrir au fond des fils d’actu : Cannes 2024, c’est fini.
Et elle semble déjà loin, cette sorte d’hystérie qui a saisi la planète cinéma à l’approche du festival. Rappelez-vous : cette année serait celle où Metoo allait enfin exploser à la gueule des puissants. On allait voir ce qu’on allait voir. Le monde du cinéma était pris de sueurs froides. Une liste allait être révélée. Une cellule de crise était en place chez les organisateurs du festival.
Dès l’ouverture, Camille Cottin déclarait, martiale, que cette fois c’en était fini des abus dans les chambres d’hôtel. La Cérémonie d’Ouverture était exclusivement féminine. Et puis Judith Godrèche était là pour montrer un film-choc sur les violences sexuelles.
Ca y était, le monde du cinéma était en train de changer.
Tout va changer ?
Et puis …. rien.
Déjà, le film d’ouverture, diffusé juste après cette démonstration, avec ses personnages dont on ne sait pas si ce qu’il disent est sincère ou joué, sonnait étrangement dans cette petite symphonie du “tout a changé”.
Cette mise en scène, en début de festival, de la “prise de conscience du milieu” a, en fait, très vite eu des airs de mise à l’écart de la question, sur le thème du “bon, on a compris, on vous a entendu, maintenant, on peut passer aux choses sérieuses”. Soit, le business as usual.
Au tout début de festival, alors que la presse s’échauffait encore sur le Metoo Cinéma, j’entendais l’intervention d’une critique de cinéma, militante féministe, qui expliquait que le Metoo français n’avait même pas commencé, que les mentalités n’avaient pas du tout évolué sur la question, et que des personnes accusées d’agressions sexuelles étaient encore dans des positions de pouvoir, et même présentes, à Cannes, cela malgré quelques modifications cosmétiques.
Mais tout cela était dit … depuis le Festival de Cannes. Et je ne pouvais m’empêcher de penser que, peut-être, le problème était justement là. Dans cette sanctification d’un festival comme Mecque du cinéma.
Pourquoi Cannes ?
Pour tout le milieu du cinéma mondial, à l’exception d’Hollywood, il faut être à Cannes. Sans jamais s’interroger sur le pourquoi.
Alors, interrogeons nous : pourquoi Cannes ? Qu’est-ce que c’est, Cannes ? Ou, comme on le disait il y a quinze ans, de quoi Cannes est-il le nom ?
Evacuons tout de suite les lieux communs. Cannes n’est pas le lieu de la cinéphilie. Ou alors, si il l’est, c’est le lieu de cette cinéphilie dévitalisée, arc-boutée sur ses listes et ses hiérarchies. Celle des étoiles de la critique, des pronostics sur la Palme et des commentaires sur le palmarès.
Cannes serait, à la limite, plutôt le lieu d’une certaine cinéphagie, où il faut se faire un maximum de films en un minimum de temps, dans des conditions en fait indignes du cinéma, à courir les tickets, les files aux entrées, avant de se retrouver au milieu de ronflements de festivaliers épuisés et de sièges qui claquent.
Est-ce un lieu de travail ? Certes, le marché du film est le plus grand du monde. Les rendez-vous s’y enquillent comme des perles. Les producteurs en quête de financements, les distributeurs en quête de films pour remplir leur line-up, et les festivals en quête de programmation s’y croisent et recroisent. Mais, de plus en plus, le business se fait en dehors de ces raouts, en amont, en marge. Et Cannes sert souvent plutôt à conclure un accord déjà négocié par ailleurs.
Y afflue aussi tout le commentariat cinématographique, pour être parmi les premiers à s’exprimer (dans des conditions professionnelles lamentables, donc) sur un film qui, la plupart du temps, ne sera visible que 6 mois plus tard par son lectorat. Commentariat qui passe le reste de son temps sur place à courir les interviews à la chaîne dont il ne tirera que les mêmes poncifs que le voisin.
Mais surtout, Cannes, c’est un endroit où la moitié des personnes présentes n’ont aucune raison objective d’y être. Si ce n’est l’envie d’en être.
Dans l’inconscient collectif de notre petit milieu, être à Cannes, c’est faire partie du monde du cinéma.
Une fabrique du pouvoir
Tout cela fonctionne à l’idée de pouvoir.
Le Festival de Cannes, est, fondamentalement, un lieu de pouvoir. Un lieu qui exsude le pouvoir, qui sanctifie le pouvoir. A chaque échelon. C’est son attrait, c’est sa raison d’être.
A Cannes, il est interdit de voir un film en compétition officielle si l’on n’est pas en costume de ville pour les hommes et en tenue de soirée pour les femmes. Où seules les femmes sont objectifiées dans des robes de haute couture, et portant les bijoux des sponsors du festival. Sans que cela choque la moindre féministe.
C’est un endroit où on dépense des milliers d’euros pour être le premier à faire des blagues à deux balles sur un film à 120 millions de dollars. Où on dégaine X à la sortie de chaque film pour donner son avis “à chaud”. Dans le seul but de dire qu’on y était, qu’on fait partie du “monde du cinéma”.
Et ça, c’est pour le bas de l’échelle hiérarchique. Si les petits grouillots du cinéma se gonflent déjà de vanité à un tel point, si ils cherchent à attirer à eux un peu de l’aura qui entoure l’événement, il ne faut pas un grand effort d’imagination pour se dire que tous concourent à la maintenir. Et avec elles, tous les abus qu’elle peut charrier.
A Cannes, le cinéma n’a jamais été un art populaire. Ce n’est même pas un art bourgeois, c’est un art aristocratique. Avec sa noblesse (les “talents”), son clergé (la presse) et son tiers-état.
En début de festival, sa présidente, Iris Knobloch, prétendait qu’à Cannes, les stars, c’étaient les films. Ce qui, factuellement, est faux. Cannes est le centre de la sanctuarisation du triumvirat producteur, réalisateur, acteur.
Le Festival de Cannes est une énorme machine à offrir les conditions de l’abus de pouvoir. Tout simplement parce que c’est le lieu où s’institue et se cristallise le pouvoir.
Changer les choses, sans changer ses causes
Lors du débat avec la critique que je mentionnais plus haut, son interlocuteur se posait, ingénument, cette question : comment faire pour qu’un réalisateur n’abuse pas de sa position face à une jeune actrice ou un jeune acteur ? Comment éviter que des manipulateurs prennent des fonctions de pouvoir, et en abusent ?
La réponse est pourtant dans la question. Une personne abuse de son pouvoir parce qu’elle a du pouvoir. Elle abuse parce qu’elle le peut. Parce qu’on l’a placée au sommet d’une hiérarchie à laquelle tout le monde du cinéma se soumet.
Il y a un an, Marion Guilloux, une actrice et autrice qui dénonçait les agissements de Depardieu dans le magazine Causette résumait très bien la question en assénant à longueur de sa tribune qu’on lui avait appris dès la conservatoire à, je cite “Bien fermer sa gueule” devant les puissants.
Bien sûr, on peut tout mettre sur le dos de la domination masculine, ou rétorquer que tout le monde n’est pas à mettre dans le même panier. Bien évidemment, y en a des biens.
Mais il y a une réalité dont on ne se départira jamais. Si, comme le révèle nombre d’études, la proportion de psychopathes est plus élevée dans les lieux de pouvoir, c’est justement parce que ce sont des lieux où ils peuvent agir en toute impunité.
C’est mathématique : si il se trouve plus de gens qui se mettent en position d’abuseur dans des hautes sphères, c’est tout simplement qu’il faut du pouvoir pour en abuser.
Et plutôt que de tenter de débusquer les mauvaises herbes, qui seront immédiatement remplacées par d’autres. Plutôt que de tenter de régler chaque problème par des formations, peut-être que le meilleur moyen d’agir est tout simplement de ne pas leur donner de pouvoir.
Dans le cas du cinéma, cela voudrait dire arrêter de traiter les producteurs, les cinéastes et les acteurs comme si ils avaient plus d’aura, d’importance, ou de talent que les autres. Comme si eux n’étaient pas des travailleurs, comme les autres.
Mais cela voudrait aussi dire renoncer à des événements qui fonctionnent à ce genre de distinction, comme le Festival de Cannes. Je doute que qui que ce soit dans le monde du cinéma y soit prêt. Y compris les plus militantes des féministes.