Nous voilà donc arrivés à la fin de la troisième saison de ces chroniques, avant de nous retrouver à la fin de l’été.
L’heure donc, comme l’année dernière, de tirer les bilans.
Mais, plus qu’un passage en revue des faits marquants de cette année, pourtant nombreux, avec une crise de l’offre de séries qui commence à poindre, Youtube qui est train de devenir de la télévision, mais aussi les multiplexes qui peinent encore à retrouver leur public, je voudrais parler de ce qui aura été le phénomène médiatique de l’année : la vague d’accusations qui a secoué le cinéma français et maintenant belge.
Bien sûr, il y a la vague Metoo, dont on a vu quelles limites elle pouvait rapidement atteindre. Mais, semble-t-il, la vague de contestation dépasse largement le cadre des abus sexuels, et ressemble à un déboulonnage en règle des vieilles statues de Commandeur.
La brèche est ouverte
Une brèche a aujourd’hui été ouverte, qu’il adviendra à chacun de continuer à agrandir. Les anciennes grandes puissances de l’audiovisuel ne sont plus inattaquables. Que ce soient les “monstres sacrés”, comme Depardieu, les “maîtres” comme Doillon ou Jacquot mais aussi les “génies torturés” comme en témoignent les accusations sorties contre Joachim Lafosse. Même les agents, pourtant moins exposés, sont l’objet de soupçons, comme ça a été le cas avec Dominique Besnehard.
Sans oublier les directeurs de festivals, les producteurs. Bref tous les détenteurs d’un pouvoir, plus symbolique que réel.
Cependant, soyons réalistes. Si ce phénomène se concentre aujourd’hui encore principalement sur le monde du cinéma, et dans une moindre mesure de la littérature, c’est d’abord parce que ce secteur est en train de perdre son aura. Symboliquement, justement, le cinéma a perdu de son importance depuis le début des années 2000 environ. Le secteur ne produit pour ainsi dire plus de stars, et les derniers vrais réalisateurs-démiurges - les Tarantino, Anderson, Villeneuve, Nolan - ont démarré leur carrière dans les années 90.
Car c’est aussi pour cela qu’on peut faire tomber ces gens de leur piédestal. Tout simplement parce qu’il était déjà largement effrité.
Et il est fort probable que rien ne viendra les remettre sur pied.
Fin du star system
Ce que révèle en filigrane cette vague d’accusations, c’est aussi cela : la fin du star-system. Et c’est donc, peut-être, l’industrie elle-même qui s’est mise dans une situation où on pouvait faire tomber des têtes.
On se dirige, sans doute inéluctablement, vers un monde sans stars, sans metteurs-en-scène déifiés, sans producteurs-nabab.
Un article récent du magazine en ligne Vox prenait ainsi l’exemple de l’acteur Glen Powell. Presque encore inconnu au bataillon, Powell vit son moment de gloire, avec un succès dans une comédie romantique, dans le Hitman de Linklater et maintenant grâce au reboot Twisters. Mais Glen Powell a 35 ans, et il est dans le métier depuis 20 ans.
Ce qui lui est arrivé ? C’est qu’il est arrivé au cinéma au mauvais moment. Un moment où Hollywood n’a plus besoin de stars de cinéma. Lui qui se rêvait marchant dans les pas de Tom Cruise est obligé de rester dans son ombre. Lui, la trentaine bien tassée et son modèle qui crapahute encore, à plus de soixante ans
Mais on pourrait dire la même chose des réalisateurs-stars. Le seul qui arrive encore à atteindre ce statut est peut-être Christopher Nolan. Mais c’est principalement parce qu’il arrive à maintenir ses budgets sous la barre des 100 millions de dollars, rendant ses films rentables par l’économie.
Faut-il s’en plaindre ? Non. Il faudrait même plutôt s’en réjouir. L’audiovisuel est l’un des métiers les plus inégalitaires qui soit. Et ces inégalités, on l’a dit et redit au cours de cette année, sont la base-même des abus révélés par la vague Metoo.
Le début de la solution
Alors, bien sûr, rien n’est encore solutionné. Disons-le même tout net, la vague Metoo ne suffira pas. Au-delà des abus sexuels, et des comportements toxiques qui ont été révélés cette année, tout le secteur continue à s’échanger des anecdotes sur telle actrice, sur tel réalisateur. Dont le comportement, si il ne tombe pas sous le coup de la loi, se révèle odieux, condescendant, déplacé. Avec, toujours en fond, ce même mépris de classe.
Ce sont ces retards non justifiés, qui font attendre toute une équipe pendant des heures, ces exigences déraisonnables, ces discours dénigrants envers ce qu’ils ou elles considèrent comme le “petit personnel”.
Ce sont ces acteurs et actrices, réalisateurs et réalisatrices qui se cachent derrière leur agent pour obtenir toujours plus d’avantages personnels.
C’est, toujours, cette distinction stupide faite par tout le secteur, entre les travailleurs et les “talents”. On a déjà décrit ici les ravages qu’a produite l’invention de cette distinction.
Changer ses habitudes
Nous sommes peut-être au début d’une petite révolution des habitudes dans le secteur. Qui, certes, peut tourner à la chasse à l’homme, comme le craint la frange conservatrice du milieu. Mais qui pourra aussi, si elle est prise correctement, conduire à la fin de ces aberrations qui font exploser les budgets, fuir chaque année une part toujours plus importante de professionnels du métier et faire disparaître une série d’intermédiaires dont la seule utilité est de maintenir la situation de domination telle qu’elle est.
Mais pour que cette révolution prenne ce bon chemin, c’est toute l’industrie qui doit modifier son mode de pensée : la presse doit cesser de sanctifier acteurs et réalisateurs, les producteurs cesser leur distinction entre talents et autres travailleurs. Et chacun, à son niveau, dénoncer tous ces petits actes de domination, ces mesquineries, ces caprices qui font des plateaux, de tous les plateaux, des petites bombes sociales en puissance.
Toutes ces choses qui font dire, à chaque nouvelle révélation : “Tout le monde savait depuis 20 ans, mais…”
On n’y est pas encore. Mais, maintenant, le chemin est tracé.