Pour le petit monde éditorial, la mort d’Alain Delon avait tout d’une aubaine. Survenue en pleine torpeur du week-end du 15 août, après la frénésie des JO, elle nécessitait le minimum de travail pour couvrir le maximum de temps d’antenne et de volume d’articles. La nécro était prête depuis des lustres, il suffisait de relayer les tweets d’hommage, appeler 2-3 personnalités, dépoussiérer les archives, et envoyer un pigiste devant la résidence de l’ex-star.
Ce qui est intéressant avec les hommages de telles stars iconiques, c’est qu’elle peuvent aussi montrer, en filigrane, une sorte d’état d’esprit culturel du moment.
Que ce soit à travers la pluie d’hommage des officiels français, les films repêchés pour les rétrospectives, mais aussi les docu télé exhumés pour l’occasion, tout renvoie à une sorte de statuaire figée qui ne représente, en gros, qu’un tiers de la carrière de l’acteur.
Bien sûr, l’exercice exige une certaine forme d’hagiographie, d’arrondir les angles, d’oublier les errements de carrière. Mais dans le cas d’Alain Delon, cela atteint un niveau qui frôle le révisionnisme.
16 ans, 6 films
Dès les premières heures de la couverture de l’événement, seuls quelques films sont cités dans la filmographie de Delon : La Piscine, Le Guépard, Le Samouraï, parfois Borsalino pour son duo-rivalité avec Belmondo. Sur une chaîne d’info en continu, un obscur biographe résume même carrément le sentiment assez confus qui se dégage. Selon lui, la carrière de Delon, c’est 16 ans, du début des années 60 à 1976, et 6 films à sauver. En dehors de cela, dit-il, Delon a fait du Delon.
Bien.
Mais quel est ce Delon qu’Alain Delon aurait tenté toute sa vie de jouer ? Qu’il aurait traîné sur près de 90 films, une dizaine de projets télé et autant de rôles au théâtre ? Quel est ce Delon qu’on a fini par moquer avec le temps, et qu’on essaie aujourd’hui d’oublier ?
Ce Delon là, c’est justement le contraire de ces fameux six films à sauver. C’est le Delon populaire. Celui qui, dans les années ‘70 et le début des années ‘80, tire, aux côtés de Jean-Paul Belmondo, un cinéma français à la peine.
A la base, Delon, c’est une pure création des années ‘60, porté principalement par trois metteurs en scène : René Clément, Luchino Visconti et Jean-Pierre Melville.
Melville meurt en 1973. Clément tourne son dernier film en 1975 et Visconti meurt en 1976. En 3 ans, ses mentors ont disparu. Ceux qui ont fait de lui une star presque intouchable. Delon entre alors dans la quarantaine. Depuis 1968, il a sa propre maison de production et décroche un premier énorme succès dès 1970 avec Borsalino.
Créateur de sa propre légende
Au milieu des années ‘70, alors qu’il devient une star de film d’action, il produit tous ses films, qui continuent à engranger dans les deux millions de spectateurs en France, mais font parfois de purs cartons à l’étranger (50 millions de spectateurs en Russie pour Zorro, 25 millions pour Trois Hommes à Abattre).
C’est cette période Flic, où une partie de ses films ont systématiquement le mot flic dans le titre, qui font cette fameuse image Delon. Ses films frôlent parfois la vague de cinéma réactionnaire américain portée par Clint Eastwood (l’Inspecteur Harry) et Charles Bronson (Death Wish). Il surjoue la virilité, et assume dans la vraie vie ses convictions de droite.
Dans cette période, il est donc le seul maître à bord. Il choisit ses films, ses scénaristes, réécrit les scénarios et dialogues, et va même se mettre à réaliser. Bref, Delon ne s’embourbe pas dans un cinéma populaire bas du front. Il choisit sa carrière, forge son image, crée sa légende. Et cela malgré ses propres dénégations. Nombreuses sont les interviews où il dit qu’il est enfermé dans une image, où il fait ce que le public attend de lui.
Alors que c’est lui, et lui seul, qui est à la barre.
Delon l’influenceur
Mieux, Delon se rend vite compte qu’au delà de sa personne, de ses rôles, il est devenu une marque. Dès la fin des années 70, il fonde une société chargée de commercialiser des produits dérivés de luxe. Trente ans avant les sites de vente d’objets new-age de Gwyneth Paltrow, le gin de Ryan Reynolds ou les produits de beauté de Selena Gomez, Delon apportait son influence à des vêtements, du cognac, des parfums, des cigarettes, etc.
Ce ne sont en fait que ses tentatives de revenir à un cinéma d’auteur qui sont des échecs. De Godard, dont la goujaterie légendaire lui fait dire dans un dialogue ‘Qu’est-ce que tu fais ? Je fais pitié.”, à la fiction largement moquée de Bernard-Henry Levy, le cinéma des années 90 et 2000 ne sait plus ce qu’il faut faire de cette icône encombrante.
Et nous voilà donc, au moment de sa mort, à rayer des mémoires la grande majorité de la carrière d’un acteur. Pan de carrière où, qui plus est, il a été plus populaire que jamais. On a beau juger ces films trop populaires, trop grossiers, ou trop de droite. Il n’empêche, aux yeux d’une génération entière au moins, Alain Delon, c’était ça aussi.
Or, rien de tout ça dans les hommages. Même les plus à droite des politiciens qui se bousculent au portillon pour rendre hommage à la moindre star qui meurt, n’ont pas cité un seul de ces films populaires. Même Marine Le Pen, dont le père était un ami intime de Delon et qui se targue d’être la représentante du peuple, n’a parlé que du Samouraï et de La Piscine.
Les faiseurs de culture
Inutile donc d’y voir encore une occurrence de l’épouvantail wokiste. C’est bien l’ensemble du récit médiatique qui décide de relayer la seule vision auteuriste de l’acteur.
Cette étrange volonté d’effacer près de soixante films des mémoires parce qu’ils ne correspondent pas à l’image qu’on veut donner d’un homme pose quand même question.
De quel droit, comme le jugeait le biographe du début de cette chronique, peut-on décréter qu’un corpus de films est indigne de notre mémoire collective ? Un acteur, surtout de la stature populaire de Delon, c’est aussi, et peut-être surtout, la marque qu’il laisse dans l’esprit du grand public.
Certains films de cette période-là, comme Trois hommes à abattre, Mort d’un pourri ou encore Flic Story sont très loin d’être honteux, et font autant, si pas plus, partie de l’image d’Alain Delon que son rôle de Tancrède ou de Jef Costello.
Delon n’est pas le seul dans ce cas. A sa mort, Belmondo a aussi été réduit à une création de Godard et de Verneuil, ne retrouvant que quelques fulgurances dans un océan de médiocrité populaire.
Cette mainmise du mieux-disant culturel est peut-être purement française. Elle rejoue cette lutte, qui devrait pourtant être archaïque, qui vise à arracher le cinéma à son substrat d’art populaire. D’en faire, lui aussi, un outil de distinction sociale, où il y a lieu de dicter ce qui est digne d’intérêt de ce qui ne l‘est pas.
Les hommages réguliers à des stars disparues sont des occasions d’asséner ces distinctions. Quitte à tordre la réalité jusqu’à la rendre méconnaissable.
Au bout du compte, et malgré tout, les films de Delon existent. Et ce sont eux qui garderont la mémoire de ce qu’a été l’acteur.