26 Fév 25

Canal + va-t-il lâcher le cinéma français ?

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Il y a un parfum de guerre froide chez nos voisins français. Et au centre de cette guerre froide, Canal +, qui craint de, lentement mais sûrement, perdre son hégémonie dans le paysage cinématographique français.

Il est vrai que 2024 a été secouée pour le groupe détenu par Vincent Bolloré. Alors que sa reprise des chaînes OCS - et de ses obligations de financement - au groupe Orange rendait incontournable la domination de Canal sur le créneau de la télévision payante, le groupe essuyait aussi quelques revers.

Il y a d’abord eu son refus de se positionner sur les matches de ligue 1 de foot, après une guerre d’enchères qu’elle a préféré ne pas suivre. Ensuite, il y a eu le revers du non renouvellement de la concession de la chaîne C8 sur la TNT. En réaction de quoi le groupe a décidé de retirer toutes ses chaines gratuites du réseau et de fermer C8. Enfin, il y a la fin du contrat avec Disney +, que Canal hébergeait dans son offre d’abonnement.

Fin de partie

Et c’est cette dernière péripétie qui nous intéresse le plus ici. Et surtout ses conséquences possibles. Car, dans la foulée, Disney est arrivé à un accord avec le CNC et les collectifs professionnels pour investir 35 millions d’euros par an dans le cinéma français, en échange d’une fenêtre d’exploitation pour sa plateforme réduite à 9 mois.

Evidemment, cela fait bondir Maxime Saada, président du directoire de Canal +, qui voit là lui arriver le même coup qu’avec la Ligue de Football. Lui, l’opérateur historique, qui investit 220 millions d’euros par an dans le cinéma français en échange d’une fenêtre d’exploitation à 6 mois, voit les mastodontes américains débouler et recevoir des concessions pour une fraction des dépenses que le groupe concède.

Alors que Canal attend, depuis des mois, de signer un renouvellement de ses engagements pour 5 ans supplémentaires.

Et de menacer, autant au Sénat que dans un éditorial dans Le Monde, de réduire la contribution de Canal au cinéma à ses pures obligations, soit 100 millions d’euros, voire 50 millions si il reprend la main sur le foot.

Le tout agrémenté d’un vieux tour rhétorique : le faux dilemme. Soit on préserve le système actuel (sous entendu avec Canal + au centre du jeu) et la diversité du cinéma français est préservée. La salle de cinéma reste le lieu primordial de l’expérience cinéma, et les auteurs audacieux sont récompensés. Soit le modèle disparaît et avec lui des films comme La Nuit du 12 ou L’Histoire de Souleymane, que seul Canal + aurait soutenu à l’en croire.

La fin de la diversité ?

Voilà une perspective bien sombre : va-t-on se jeter dans les bras de ces immondes plateformes, qui n’en ont que faire de la diversité du cinéma français, de sa spécificité et de l’expérience de la salle ? Canal +, unique sauveur du système, et victime collatérale de l’opportunisme, est-il traité comme un moins que rien, malgré les services rendus à la patrie ?

Evidemment, le tableau est un chouïa plus nuancé que ça.

Abordons d’abord la question de la diversité : en reprenant OCS, le groupe Canal devenait de facto l’unique plateforme du cinéma français. En conséquence, si le soutien de Canal + n’était pas acquis, il n’y avait, dans le paysage français, plus personne vers qui se tourner sur le créneau des chaînes payantes. Or, on le sait, les dirigeants de Canal + ont un penchant au moins très catholique, et même politiquement très à droite. Des films comme Grâce à Dieu de François Ozon, sur les scandales pédophiles dans l’Eglise catholique ou En guerre de Stéphane Brizé, sur les luttes syndicales ont, d’après Pascal Rogard de la SACD, été refusés par Canal pour raison idéologique. Et c’est donc vers OCS qu’ils se sont tourné pour leur financement.

Alors, il est bien sûr dans le droit le plus strict d’une société privée de refuser de financer des films pour quelque raison que ce soit. Mais il est dans le devoir des institutions publiques, ou semi-publiques, de garantir la diversité des point de vues dans la création. Qui n’était plus garantie à partir du moment où Canal reprenait son unique concurrent direct OCS.

Or, dans le paysage actuel, les seules concurrentes de Canal sont les plateformes américaines.

Grande braderie

Mais fallait-il pour autant brader la participation de Disney + et bientôt des autres, dans les système français ? Il est vrai que 35 millions d’euros pour le simple Disney + , c’est bien loin des 220 millions d’euros qu’investit le groupe Canal.

Sauf que, Saada l’indique lui-même, ces 220 millions sont bien au-dessus des obligations légales imposées à Canal + , qui sont de l’ordre de 100 millions, voire de 50. Est-ce par pure philanthropie, par amour du cinéma, ou par patriotisme culturel que Canal + double ainsi la mise ?

Pas vraiment.

Car, en fait, toute cette histoire peut aussi se lire comme la réaction à un mouvement tectonique dans le milieu du cinéma Français. Depuis des années, Canal + tente de se défaire de ce que Saada appelle lui-même sa dépendance géographique à la France. L’affaire de la Ligue 1 de foot a là encore été le déclencheur. Face à l’arrivée de concurrents internationaux aux poches profondes, Canal n’avait que la carte nationale à jouer. Elle investit en masse dans le sport et le cinéma national parce qu’elle sert majoritairement un public national.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. D’après les chiffres annoncés lors de son audition au Sénat Français, Canal aurait 27 millions d’abonnés dans le monde, dont 9 millions en France. Soit 1/3 de sa clientèle.

L’internationalisation de Canal …

Par ailleurs, le groupe Vivendi s’est scindé en plusieurs entités. Et la branche dans laquelle se retrouve le groupe Canal est désormais cotée en Bourse de Londres.

Enfin, les sociétés de production audiovisuelles affiliées au Groupe Canal se sont elles aussi grandement internationalisées, avec 19 sociétés de production, et produit déjà de grandes productions internationales comme Paddington par exemple.

Mais, si cette indépendance territoriale est financièrement un fait, cela ne veut pas dire qu’elle l’est économiquement. Certes, 1/3 de sa clientèle aujourd’hui est française. Mais 40% de son chiffre d’affaire se fait encore sur le territoire national. Et parmi son assise internationale, encore un bon tiers se fait dans des pays francophones, notamment en Afrique Subsaharienne, où le groupe compte environ 9.5 millions de clients.

En bref, au moins 2/3 de son résultat opérationnel se fait encore au sein de la sphère d’influence culturelle française.

… pas si internationale que ça

Et il est donc difficile de croire que le groupe investisse dans le cinéma français au moins 2.2 x plus d‘argent qu’il n’en est légalement obligé par patriotisme ou amour de l’art. Le cinéma français est un agrégateur puissant de talents, nous sommes assez bien placés pour le savoir. Et une bonne partie du monde non anglo-saxon se tourne vers la France - et donc vers Canal + -pour coproduire ses films. Dont les chaînes de Canal continuent à tirer une grande partie de leur attrait.

Il serait douteux que Canal +, même dans sa quête d’indépendance vis-à-vis des obligations de son territoire national, se coupe de la manne que constitue le cinéma pour ses opérations.

Dans le petit bras de fer qui l’oppose aux associations professionnelles, c’est en tout cas le pari que celles-ci font. Que jamais le groupe ne mettra sa menace de réduire ses investissements à exécution. Et que, même si elle le faisait, les autres plateformes sont impatientes de signer des accords qui comblerait ce manque d’investissement.

Saada, lui, rappelle que le groupe ne fait jamais de menaces en l’air.

On en est là au petit jeu de la musculation, entre un groupe industriel qui joue de sa centralité financière actuelle tout en se ménageant une porte de sortie, et un secteur professionnel qui cherche à remettre un peu de diversité dans ses choix de financements. Quitte pour cela à négocier avec des géants américains qui, ne nous trompons pas, on eux aussi leur agenda économique et politique.

Thibaut Dopchie

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