12 Mar 25

Réarmement culturel

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Nous voilà donc revenus, en quelques jours à peine, dans une logique guerrière. L’implication directe d’armées européennes dans un conflit sur le territoire de l’Europe n’est plus un tabou. L’argent magique se remet à couler à flots pour financer l’armement. Les règles budgétaires, intangibles quand il s’agit de finances sociales, sautent comme les bouchons de bouteilles de champagne trop secouées. On envisage même de réinstaurer un service militaire, c’est dire !

Et tout cela parce qu’on découvre, effarés, ce qu’on savait pourtant depuis 20 ans au moins : qu’un pays qu’on considérait comme notre allié ne tient que rarement ses engagements internationaux, quand il les signe. Qu’il tord la réalité pour outrepasser le droit dès que ça l’arrange. Qu’il espionne sans vergogne ses propres alliés. Qu’il méprise l’Europe et veut la chute de l’Union Européenne. Toutes choses qui nous ont été révélées bien avant l’arrivée du président aux couleurs d’oiseau exotique.

Bref, l’Europe découvre qu’elle est haïe par le pays sous la tutelle duquel elle s’est elle-même placée.

Fausse fragilité

C’est que, c’est vrai, l’Union Européenne est une sacrée enquiquineuse. Non seulement elle s’en tient à certaines valeurs dans ses relations internationales. Mais elle a une fâcheuse tendance, vu le poids de son marché intérieur, à faire appliquer dans le monde entier une bonne part de son appareil légal.

Dans un monde où le modus operandi dictatorial a le vent en poupe, ça gêne pas mal de monde.

Mais qu’est-ce que tout cela a à voir avec le cinéma, me direz-vous ?

Eh bien, sans doute beaucoup plus qu’on ne le pense.

On a déjà parlé, il y a longtemps maintenant, du soft power américain, et de la manière dont celui-ci nous a été imposé au sortir de la seconde guerre mondiale. Ce soft power est, encore aujourd’hui, une réalité bien tangible, avec un taux de pénétration pour le seul cinéma américain de 60 à 80 voire 90% selon les pays d’Europe. Et ce soft power a des conséquences tout aussi tangibles. La fascisation galopante du monde peut aussi être vue comme une marvellisation de la pensée politique : binaire, viriliste, glorifiant le surhomme dans des joutes offertes en spectacle aux citoyens.

Voir Musk se rêver en Iron Man ou poser en simili-Dark Vador avec son fils au nom de robot de Star Wars, c’est faire entrer des idées à travers un imaginaire hérité du cinéma.

Fragilité des dominants

Or, si il est toujours prédominant, ce soft power américain, tout comme son pouvoir réel, est fragilisé. La prédominance s’effrite, les grands studios eux-mêmes internationalisent autant leurs opérations que leurs ressources artistiques, comme on le voit récemment en France, mais aussi en Espagne et ailleurs.

Qui plus est, leur cinéma indépendant est exsangue, comme l’ont révélé les deux stars du moment dans ce secteur, Brady Corbett et Sean Baker. Et d’ailleurs, leurs deux films n’ont acquis leur notoriété que par un passage par les Festivals du Vieux Continent, Venise pour l’un et Cannes pour l’autre.

Enfin, on voit que la domination, au moins symbolique, sur le cinéma est toujours portée par l’Europe. On ne peut que mentionner Flow, petit film d’animation franco-belgo-letton, qui rafle tous les succès devant les grosses machines de Pixar et Dreamworks. Et ce n’est d’ailleurs qu’au prix d’une campagne de dénigrement à la violence rarement atteinte qu’un autre film Européen, Emilia Perez, n’a pas fait de même.

Alors, certes, cette domination ne se reflète pas au box office. Le cinéma européen se consomme principalement en Europe, et on a déjà vu que c’est là-dessus qu’on doit se concentrer pour le volet économique de la question.

Or, le soft power, lui, n’est pas une question de box-office. Le but est d’instiller des contre-discours, de propager des valeurs, des manières de pensée qui correspondent à des enjeux diplomatiques et commerciaux.

Face aux apprentis sorciers

Bref, le soft power fait intégralement partie d’un monde où les plaques tectoniques politiques et diplomatiques sont en train de bouger. Tout autant que la force militaire, le soft power est une force indispensable pour s’imposer dans un monde multipolaire. Et notre cinéma, à l’échelle européenne, est l’un de ces plus puissants outils.

Sauf que. C’est malheureusement ce moment précis que des apprentis sorciers de la politique choisissent pour attaquer frontalement nos industries. Que ce soit chez nous, en Belgique, avec un poujadisme qui confine à la bêtise, mais aussi partout ailleurs, en France, en Allemagne, en Italie.

On a beau leur réexpliquer, comme le fait une carte blanche publiée aujourd’hui, le bien fondé économique et symbolique du financement des industries culturelles. Leur impact incommensurable par rapport aux sommes investies. Eux ne voient que leur agenda idéologique et leur logique de Café du Commerce.

Peut-être qu’un discours plus en ligne avec la logique martiale subitement redécouverte leur fera ouvrir les yeux? On ne peut qu’en douter.

Quoi qu’il en soit, ce sera plutôt du côté de l’Europe que l’argument de la guerre culturelle pourra trouver le plus d’échos. Si là aussi, la droitisation extrême ne continue pas son chemin.

Thibaut Dopchie

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