La semaine dernière, je laissais ma chronique sur des points de suspension, en disant qu’il était nécessaire de prendre en compte les questions de classe sociale (ou de catégorie socio-professionelle comme on dit dans la langue dépolitisée actuelle) dans les exigences de représentativité.
Aujourd’hui, j’ai envie d’approfondir ce sujet, et de me demander à quoi ça ressemble un cinéma (et plus largement un audiovisuel) qui fait sauter le bouchon des classes sociales.
Les histoires de Tonton Karl
Avant tout un petit détour plus politique. Le propre des classes sociales, c’est qu’elles se reconfigurent avec le temps. Historiquement, on se focalise sur le concept de lutte des classes, sous entendues entre ouvriers et bourgeois. Or, il y a toujours eu dans les sociétés humaines dites développées une stratification en classes. Leur reconfiguration est liée directement au modèle économique du moment. Une société agraire aura des seigneureries, une société industrielle des bourgeois, et les sociétés dites de services, des élites intellectuelles.
Ce petit détour est important car la question du bagage intellectuel est devenu, subrepticement, le marqueur principal de la différentiation sociale. Comme celles qui l’ont précédé, ces différences sont totalement arbitraires. La possession de terres, la possession de capital ou la possession de savoir, entendez de diplômes, n’ont bien évidemment aucun fondement empirique, ce sont de pures décisions humaines, imposées parfois jusqu’à la violence.
L'artiste en prolétaire inconscient
Dans la configuration actuelle, l’artiste, l’agent culturel, est l’objet social central, pétri de fausse conscience de classe: il se croit membre de l’élite tout en exécutant un travail de prolétaire. C’est lui qui est envoyé en tête de pont dans les quartiers défavorisés, à coups d’occupations précaires, de squats artistes ou autres, pour faire remonter la valeur immobilières et initier la gentrification. C’est lui dont le “statut” a longtemps oscillé (peut-être, on l’espère, plus pour longtemps) entre chômeur, salarié et indépendant.
Tout cela pour dire une chose: l’artiste est le point de bascule inconscient vers une société du savoir. Une société où le savoir est le nouveau capital.
Les 5 âges d'Hollywood
Si je vous parle de tout cela, c’est parce que je crois qu’il y a un parallèle à faire avec l’histoire du cinéma. Prenons-en, pour nous en convaincre, le versant le plus visible: Hollywood. Le statut des cinéastes, mais aussi ceux de tous les techniciens est passé de celui de prolétaire à celui d’ouvrier qualifié, étape pour ainsi dire industrielle du cinéma. Les rapports de domination se sont ensuite passablement relâchés. La syndicalisation a permis aux travailleurs du cinéma d’être plus indépendants dans leurs choix et de se passer d’un salariat fixe. On est là dans l’industrie de services.
Arrive le Nouvel Hollywood, de jeunes mercenaires, diplômés, cultivés et il faut bien le dire arrogants, qui vont bouleverser un Hollywood en crise et inventer de nouvelles formes et de nouveaux concepts. Dont un a façonné le cinéma des 50 dernières années, le blockbuster.
Selon cette vision des choses, on peut retirer deux conclusions. La première c’est qu’il existe un rapport entre ruptures culturelles ou artistiques et ruptures socio-économiques. La deuxième c’est que la rupture artistique a un coup d’avance sur la rupture socio-économique.
Quand une grande partie des américains étaient encore des prolos, les artistes étaient déjà des salariés qualifiés. Et quand la bascule vers un salariat plus protégé s’est opérée dans la société, les artistes étaient déjà dans la société de service. Et le Nouvel Hollywood a été cette révolution des sachants dans laquelle on baigne aujourd’hui.
Alors, quelle serait une culture, et en ce qui nous concerne un audiovisuel, qui s’affranchit des déterminants sociaux? Une culture qui lutterait .... contre la Culture.
La révolte des idiots
Pour garder notre exemple hollywoodien, il y a à mon sens une autre révolution esthétique qui s’est opérée, moins visible chez nous, plus souterraine car cachée derrière l’industrie du blockbuster: l’avènement de la comédie régressive dans les années 90 et la première décennie 2000. Portés par les films des frères Farrelly et par des acteurs comme Will Ferrell, Ben Stiller, les frères Wayans.
Ces films se distinguent d’abord par leurs personnages, tous crétins à des degrés divers, qui doivent affronter l’arrogance des sachants. Mais ces films ont aussi rebattu les cartes au niveau créatif. Les films deviennent indifféremment l’initiative d’acteurs, de scénaristes ou de réalisateurs. Mais surtout, les réalisateurs n’ont suivi aucune des filières classiques de l’époque: université, pub ou clip. Ils n’ont, de base, aucun ego d’auteur et les rôles sont, de facto, interchangeables. L’acteur scénarise, le scénariste réalise et tout ce petit monde coproduit.
Je le répète, on parle bien d’une révolution qui s’est déroulée là. Tous les succès critiques ou commerciaux de ces dernières années sont signés par des cinéastes de cette génération, issus du standup, des shows comiques, et des comédies grasses: Todd Philips, Adam McKay, les frères Russo, réalisateurs des Avengers, Jordan Peele, James Gunn, etc. On pourrait encore y ajouter les créateurs de South Park, des Simpson, et tant d’autres.
Et nos idiots à nous ?
Tous, peu ou prou, s’attaquent de front à l’intelligentsia. Tous connaissent le pouvoir subversif de l’humour. Tous aussi, en ont fini avec la logique auteuriste.
Chez nous, en Europe, bien peu de tout cela. On pourrait citer un ou deux exemple français: Eric et Ramzy, Quentin Dupieux, la bande de Philippe Lachaud, le Palmashow. Mais rien de structurant.
Evidemment, la structure de nos productions permet moins facilement ce genre d’émergences. D’autant qu’elles ne peuvent venir que de genres éminemment démocratiques: l’humour et l’horreur, les deux genres les plus sous-représentés de nos cinématographies.
C’est sans doute là qu’il faut agir si on veut une vraie représentativité sociale, et casser les codes: promouvoir de manière volontariste la production de comédies. Au moment où l’on fête les trente ans du film sans doute le plus emblématique de notre petite cinématographie, C’est arrivé près de chez vous. l’heure est propice pour assumer qu’on a besoin autant de Rosetta que de Ben.