22 Jan 25

A quoi ressemble une politique culturelle “à l’américaine” ?

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Il y a quelques jours, notre petit trublion politique du moment, président du parti libéral belge, a lancé une de ces saillies dont il est si friand avec cette phrase, qu’il annonce lui-même provocatrice : “Est-ce qu’un Ministère de la Culture est vraiment nécessaire ? Les Etats-Unis n’en ont pas, et leur culture domine le monde.

Evidemment, tout le monde s’est mis à pousser des cris d’orfraie. A commencer par sa partenaire de gouvernement régional, et aussi Ministre de la Culture. Celle-ci a immédiatement dégainé un communiqué, argumentant le besoin de défendre notre spécificité culturelle, en ne citant que des personnalités… Françaises, à savoir André Malraux et Nicolas Sarkozy, maître à penser du trublion suscité.

Elle, et tant d’autres, aurait pu rétorquer facilement, pour clore le chapitre avant même de l’entamer, que notre Etat Fédéral non plus n’a pas de Ministère de la Culture. Tous simplement parce que, comme l’Etat Fédéral Américain, la culture n’est pas vraiment dans ses prérogatives. Même si certains budgets restent du ressort de l’Etat Fédéral.

A quoi pensent les libéraux ?

Mais essayons de passer au-dessus de cette politique politicienne pour nous intéresser à la vision que l’idéologie libérale a de la culture et de son financement. Pour cela, il faut se tourner vers les Centres d’étude des partis politiques, nos Think Tanks à nous. Chez les libéraux, c’est le Centre Jean Gol qui tient ce rôle.

Le Centre Jean Gol se veut la pointe avancée de la pensée libérale, l’outil de la transformation des mentalités dans notre région gangrénée par la pensée rouge. Alors, précautions d’usage si vous décidez de vous aventurer sur leur site : la pointe avancée du libéralisme nouvelle manière pique un peu. Il faut se frayer un chemin au travers des paniques morales du moment, les analyses du wokisme ou de l’islamisme supposé de nos écoles, ou encore cette carte blanche qui a déjà mal vieilli avant même d’être publiée : “Ne laissons pas la muskophobie tuer la liberté d’expression”. Au milieu de tout cela, on trouve cette étude intitulée : Le financement de la Culture en Amérique, publiée en 2023.

L’étude commence par cette phrase, que je cite telle qu’elle est écrite :

Ni public, ni privé, ni dépendant de l’État, ni complètement dominé par les influences du marché, se trouvant à un véritable carrefour, comment arrive-t-il que le système culturel américain finit-il par coconstruire une culture diversifiée ?

Oui, ça aussi, ça pique.

Où sont les différences ?

Nous voilà donc d’emblée dépaysés ! Une culture indépendante du marché, de l’Etat et de toute influence morale ou politique, voilà qui est ébouriffant.

Qu’est-ce que nous apprend cette étude, passée cette introduction ? Que le système de financement des Arts est en fait très décentralisé. Il existe une Agence Fédérale, la NEA, financée à la fois par l’Etat Fédéral et des financements privés. Mais il existe surtout des agences dans chaque Etat Américain, et encore à un niveau plus local. Mis bout à bout, les financements publics directs s’élèvent à 1,5 milliards de dollars. Par an. Dont 133 millions sont alloués par le niveau fédéral.

A titre de comparaison, pour un marché similaire, l’Union Européenne alloue un budget de 2,44 milliards d’euros sur 6 ans au secteur, soit 400 millions par an. C’est plus que les pouvoirs publics Fédéraux Américains, certes. Et ça ne compte pas les budgets des Etats de l’Union. Mais c’est un budget qui comprend aussi le soutien aux industries culturelles (audiovisuel, musique, jeux vidéo), contrairement aux Etats-Unis.

Bon, je ne vais pas vous faire le détail, mais cette étude des Libéraux belges montre qu’en fait le système américain n’est pas si différent de ce qu’on connaît en Europe.

Si ce n’est pour un point, sur lequel insiste évidemment lourdement l’étude : la grande importance des fonds privés, à travers le mécénat, et autres fondations.

L'éthique du don

C’est que, c’est vrai, les donations philanthropiques brassent des sommes énormes : 412 milliards de dollars en 2021, dont 23,5 ont été dirigés vers la culture. Ca fait un beau petit pactole. Et, contrairement à ce qu’on peut penser, ce n’est pas le fait des seuls ultra-riches. Il y a une vraie culture du don, du mécénat aux Etats-Unis

Bien sûr, la fiscalité très avantageuse de ce type de mécénat est un incitant majeur. Mais, chez nous aussi, les dons sont défiscalisables, et parfois de manière tout aussi avantageuse.

Alors, pourquoi le financement privé est aussi important aux Etats-Unis? Et est-ce qu’il est possible de transposer cette éthique du don en Europe ?

Pour la faire courte : je ne le crois pas. Et on va essayer de voir pourquoi.

Pour cela, il faut se tourner vers l’histoire. Et plus précisément sur deux points, qui définissent à mon sens cette différence dans la logique du don par les acteurs privés.

Le premier point a trait à la manière dont la colonisation des Etats-Unis s’est déroulée. Ce n’est un secret pour personne, la colonisation américaine a principalement été une affaire anglaise. Avec quelques poches françaises.

Logique privée

Or, la logique de cette colonisation a été très différente des modèles espagnols ou portugais, par exemple. Cette colonisation ne s’est pas faite au nom de la Couronne, mais d’investisseurs privés. Le modèle qui a servi de base à la colonisation de l’Amérique du Nord, c’est le modèle de la Compagnie des Indes. Les premiers colons anglais sont arrivés sur des bateaux affrétés par des investisseurs privés, avec une logique contractuelle. Les armateurs financent les moyens de transports, puis les colons exploitent les terres sur place, et envoient les surplus vers l’Angleterre, au titre de leur dette. Une fois cette dette remboursée, ils reçoivent les terres qu’ils exploitent à perpétuité.

Cette logique de l’exploitation à titre privé des terres est déterminante, et peut expliquer toute la suite de l’histoire du pays en devenir, de l’esclavage à la Guerre d’indépendance, qui s’est d’abord faite pour des questions commerciales, d’impôt sur les produits d’exportation. Même l’extension du territoire s’est faite à coups de rachats plus ou moins motivés par la baïonnette et le canon. Aux autochtones, aux Français (la Louisiane), aux Mexicains pour le Texas et une partie Sud Ouest américain ou à l’Empire Russe pour l’Alaska.

Tout ceci explique la défiance, qui nous paraît, à nous Européens, irrationnelle envers les structures étatiques. Aujourd’hui encore, les sondages d’opinion montrent une confiance bien plus importante accordée aux entreprises privées pour régler les problèmes socio-économiques du Pays.

L'esprit du capitalisme

Le second point est d’une certaine manière relié au premier. Il s’agit tout simplement de la différence de pensée entre les deux rives de l’Atlantique. Une différence liée à la religion. Le sociologue Max Weber a démontré à quel point le protestantisme puritain a été déterminant dans le développement du capitalisme.

Selon lui, une des particularités du protestantisme est son rapport au travail. Le travail, pour le protestant, n’est pas la punition originelle que Dieu a infligé aux hommes. Il est la manière de rendre grâce à Dieu. Le corollaire de cette vision du travail est la méritocratie. La richesse est le fruit du travail, et est donc un don de Dieu. Devenir riche, c’est accomplir la volonté de Dieu.

Mais être riche ne suffit cependant pas. Dans un deuxième temps, il faut faire profiter sa communauté de sa richesse. D’où l’importance du don. Qui donnera ensuite sa prédominance aux fondations, comme celle de Rockefeller ou Carnegie.

Un autre penseur, plus proche de nous puisqu’il est encore vivant, va chercher encore plus loin l’origine de cette différence de pensée. L’anthropologue et démographe Français Emmanuel Todd a cherché dans l’organisation des structures familiales les différences de pensée entre les différentes parties du monde. A travers l’étude des rapports intrafamiliaux, et leur étendue, la manière dont se transmet l’héritage, comment se structurent les mariages, les rapports de pouvoir entre hommes et femmes, il arrive à une structuration des sociétés qui expliquent la prévalence de telle ou telle religion, mais aussi la manière dont les sociétés et les Etats s’organisent.

Je ne vais rentrer plus dans les détails dans le cadre de cette chronique, mais ces deux points expliquent pourquoi, de manière inconsciente, la plupart des Européens pensent que c’est le rôle des pouvoirs publics d’organiser la redistribution des richesses, tandis qu’un Américain pensera que c’est le rôle de l’initiative privée.

Catalogue de l'existant

Mais revenons-en maintenant à notre étude du Centre Jean Gol. Evidemment, l’autrice de l’étude est consciente de ces différences, et souligne dans sa conclusion qu’il n’est pas possible de transposer telle quelle la logique de financement américaine de la culture.

En conséquence, les recommandations du rapport ressemblent tout de même à s’y méprendre à un catalogue du déjà existant.

Promouvoir la philanthropie et le mécénat par des incitants fiscaux existe déjà. Faut-il rappeler que des Fondations diverses existent dans notre pays, de la Fondation Roi Baudoin ou la Fondation Vocatio. Qu’un système de Tax Shelter existe pour financer des entreprises, dont se servent plusieurs entreprises culturelles. Que les dons sont défiscalisés à hauteur de 45%. Que le Tax Shelter pour financer des projets d’industries culturelles ne cesse de s’étendre. D’abord à l’Audiovisuel, puis au Théâtre, maintenant au Jeu Vidéo et bientôt peut-être à la Musique. Tout cela sont des incitants, qui fonctionnent, à la mobilisation de fonds privés.

De même la création de partenariats public-privé font déjà partie du paysage belge. Des grandes entreprises financent l’achat de collection artistiques, sponsorisent des événements, créent même parfois leurs propres initiatives culturelles.

Le rapport aussi appelle au renforcement du Fonds St’art qui existe, non pas comme le dit l’autrice, depuis la précédente législature mais depuis 2010. De même, les pouvoirs régionaux ont tous constitué des agences semi-privées qui financent les projets d’industries culturelles, ou se portent garantes pour aider au financement privé.

Bien sûr, l’étude prône aussi l’augmentation des ressources propres des différentes activités culturelles. Comme si aucune d’elle n’avait le souci d’attirer un public payant vers leur offre.

Ou est la pensée politique ?

Enfin, plus étonnant peut-être, l’étude prône que les subsides soient accordés par des jurys indépendants des pouvoirs subsidiants eux-mêmes. Cela relève d’une méconnaissance assez flagrante des réalités de terrain. Presque toutes les demandes de subsides de structures ou de projets culturels sont étudiées par des commissions de rapporteurs professionnels du secteur concerné, désignés pour une période limitée et indépendants des administrations. Bien sûr, leur choix doit encore être validés par les ministres de tutelle, mais rares sont les cas de refus. Et des procédure de recours existent. On a donc beau jeu de fustiger des “faits du Prince” comme le dit l’étude. Ceux-ci n’existent, dans les faits, pas.

Et donc, si il faut prendre au sérieux le fait que les centres d’étude sont bien les laboratoires des politiques des partis, alors il faut bien se rendre compte que derrière les discours de bateleur et les provocations politiciennes, il ne semble pas y avoir de vraie politique structurée dans cette vision libérale.

Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas rester vigilant. Mais en tout cas, rien ne sert de paniquer pour l’instant. Notre modèle de financement est solide, et semble, en fait, plutôt en accord avec l’état actuel de la pensée libérale sur la culture.

Reste à savoir si eux-mêmes en sont conscients.

Thibaut Dopchie

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