On l’a vu la semaine dernière, Cannes est un festival plutôt, voire franchement, conservateur.
Et pourtant, il y a bien eu une petite révolution lors de cette édition, qui s’est faite à relativement bas bruit. Cette révolution, c’est le changement radical de sponsors média du festival. Exit l’ex-petite sœur du cinéma, Canal +, désormais détenue par le honni Vincent Bolloré. Et place à un triumvirat de partenaires: France Télévision, la producteur de contenus Brut et le réseau social TikTok.
Stratégie gagnante ?
Sur le papier, il faut le reconnaître, la stratégie est intelligente. Cannes est déjà l’un des événements mondiaux qui accrédite le plus de journalistes. Ces partenariats lui permet aussi d’être présent en télé, et sur les réseaux sociaux.
Alors, évidemment, nouveaux partenaires obligent, tout le monde y va de sa petite annonce chiffrée : France Télévision claironne que 3.2 millions de spectateurs ont suivi la cérémonie de clôture. Ce qui est vraiment pas mal, si on le compare par exemple à la finale de Roland-Garros, qui a réuni 4.6 millions de spectateurs.
Avec Brut, Cannes s’ouvre un accès privilégié à tous les réseaux sociaux. Brut, société créée par Renaud Le Van Kim, précédemment producteur des émissions en direct de Canal +, connaît donc parfaitement les arcanes de Cannes. Et sa société a l’avantage de produire des contenus sur tous les réseaux sociaux existants. De Facebook à TikTok. La “chaîne” revendique 500 millions de spectateurs par mois, tous canaux confondus. Pour sa couverture de Cannes, elle annonce plus de 200 millions de vues. Ce qui, là encore, est vraiment pas mal.
Reste TikTok, la plateforme sociale qui a le vent en poupe. Son milliard d’utilisateur, son titre de plateforme désormais plus visitée que Google, ses stars apparues en un clin d’œil. Et là, les chiffres affolent. On atteint les millions de vues pour une simple vidéo taggée Cannes 2022. Le hashtag Cannes 2002 tutoie le milliard de vues.
Bref, opération réussie pour Cannes. qui a su toucher tous les publics avec sa stratégie de partenariats. Et, potentiellement, rajeunir son audience.
Les chiffres et ... les chiffres
Mais, quand il y a du chiffre triomphaliste, il est toujours utile d’y regarder de plus près.
D’autant que Cannes et les réseaux sociaux, ce n’est pas forcément une histoire d’amour. On se souvient de l’énervement de Thierry Frémaux il y a quelques années devant les tweets intempestifs en sortie de séances de presse. Et la présence du festival n’a jamais été extraordinaire sur ceux qui sont maintenant les dinosaures du milieu : Facebook, Instagram et Twitter.
Alors, est-ce que ces nouveaux partenariats rattrapent le retard ? Est-ce que le cinéma fait son entrée sur les réseaux grâce à Cannes ?
Mettons de côté les chiffres de France Télévision, difficilement contestables puisqu’ils émanent de Médiamétrie et qu’on ne connaît pas vraiment leur acuité.
Les chiffres de Brut mis au net
Allons donc voir du côté de Brut. L’avantage de la plateforme, c’est qu’elle est très transparente sur ses chiffres, qui de toute façon seraient assez facilement recoupables. Sur son site, le média en ligne, répertorie 45 vidéos traitant du festival. Parmi celles-ci 4 dépassent le million de vues. La première sur l’ancienne rappeuse Diam’s (6.6 millions de vues), la seconde sur l’acteur Sami Naceri (3.1 million de vues), une interview de Sharon Stone pour son annuel gala (1.3 million) et une sur l’action de Riposte Féministe (1.1 million). Mais ce qui est intéressant, c’est la bas du tableau, squatté presque exclusivement par les sujets qui traitent spécifiquement des films. Les seules vidéos qui sortent du lot sont des portraits de stars, ou des acteurs ou réalisateurs qui parlent d’autre chose que du cinéma. Avec une exception, notable. L’interview d’Alain Chabat.
Ici aussi, évidemment, difficile de savoir ce que représentent ces chiffres. Qu’est-ce qu’une vue ? Et surtout, qu’est-ce qu’une vue dans un chiffre qui compile diverses plateformes ? Fions-nous à des chiffres qui sont plus tangibles: l’engagement. Le nombre de likes et de commentaires. Et là, c’est le drame. Mis à part, une fois encore, l’interview de Diams, l’engagement sur les vidéos liées à Cannes est très en dessous de la moyenne. Une vidéo de la catégorie culture recueille en moyenne entre 500 et 1500 commentaires. Le nombre de likes est plus fluctuant, mais la moyenne va de 2000 à 15000. La moyenne des commentaires sur les vidéos de Cannes tournent entre 100 et 200 commentaires, et la moyenne des likes tournent entre 1000 et 2000. En clair: Cannes c’est le bas du panier en terme d’intérêt culturel.
TikTok, derrière l'écran de fumée
Passons à TikTok, dont l’engagement a également été assez fort, allant jusqu’à organiser une compétition de courts métrages entachée d’ailleurs de polémique. Avec TikTok, c’est le phénomène des influenceurs qui a fait son entrée sur le tapis rouge. Et quand je dis “sur le tapis rouge”, il faut prendre cela au pied de la lettre. Car un bref passage sur la hashtag Cannes 2022 ne nous montre que cela: des robes extravagantes, des stars du foot, du contenu de marques de mode, etc, etc, etc. L’un des comptes TikTok qui a le plus tiré son épingle du jeu lors de Cannes, est celui du magazine Gala.
Résumons: France Télévision pour le prestige, TikTok pour le strass et Brut pour le contenu. Le reste étant couvert par la presse “traditionnelle”. Fondamentalement, la stratégie déployée par Cannes est intelligente. Mais force est de constater qu’elle n’a pas servi les films. Et que le rajeunissement de l’image de Cannes est très largement passée par des phénomènes périphériques sur les nouvelles plateformes.
Comment parler de cinéma ?
On l’a déjà évoqué lorsque j’ai parlé de l’avenir probable de la critique, le discours sur le cinéma est une activité de niche, le divertissement de masse s’en passant de mieux en mieux. Ces quelques chiffres nous le confirment encore. Hors événementiel, le cinéma n’est plus un centre d’intérêt primordial. Certes Tom Cruise rameute encore les foules, et Tom Hanks peut encore faire lever un sourcil curieux. Certes Anne Hathaway dans une robe Chanel créera des millions de vues. Mais en quoi tout cela sert-il encore la promotion des films ?
Est-ce qu’il faut pour autant se remettre des œillères et faire comme si les réseaux sociaux n’existaient pas ? Bien sûr que non. Mais il est par ailleurs clair que ni Killian M’bapé, ni Khaby Lame ne peuvent faire grand-chose pour la promotion de Stars at Noon ou Tori et Lokita. Tout comme les faits de société, aussi important soient ils, ne font pas un film.