20 Avr 23

C’est quoi, un film trop cher ?

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La question des budgets des films, c’est un peu le point Godwin des débats sur le cinéma. A un moment ou un autre, pour dénigrer un film, viendra toujours cette question : mais comment a-t-il pu coûter si cher ?

J’avais déjà abordé le sujet lors de la première saison, et ailleurs, par la bande. Mais je vais essayer cette fois de me pencher un peu plus avant sur cette accusation de film “trop cher”.

En guise d’introduction, signalons que la question n’a rien à voir avec l’importance du budget. A titre d’exemple, il y a quelques semaines, je présentais des images d’un projet sur lequel nous travaillons à un petit panel de professionnels, et la question du budget a été posée. Celui-ci, fort modeste, n’a pas empêché un producteur de venir me voir à l’issue de la séance pour me dire qu’avec ce budget-là, j’avais sans doute mis une belle somme d’argent dans ma poche…

Où va l’argent ?

C’est qu’en fait, cette question du “où a été l’argent” part d’un présupposé qui a tout du cliché. Ce cliché est vieux comme le cinéma. Il postule qu’il faut que l’argent se voie à l’écran. Cette semaine encore, je tombais sur une saillie comme les réseaux sociaux savent si bien nous en servir, à propos d’un film lui aussi accusé d’avoir un budget nettement trop gonflé. L’auteur du post, pourtant une personne respectable, se demandait combien on verrait d’hélicoptères, d’explosions et d’effets spéciaux pour ce budget de 5 millions d’euros.

Cette vision du cinéma comme lieu du show-off est non seulement terriblement datée, mais aussi très pernicieuse.

Je m’explique.

Cette idée de dépenses somptuaires dans des décors, des figurants, des effets, etc, vient d’une époque lointaine, celle de l’âge d’or Hollywoodien. Elle remplit les courriers de producteurs comme David Selznick par exemple. Des producteurs tout-puissants, certes, mais surtout les produits d’une logique de studios qui n’existe plus.

Si, à l’époque, il fallait que l’argent soit sur l’écran, c’est que tout le staff, des scénaristes aux acteurs en passant par les techniciens étaient des employés du studio. Ils faisaient partie des frais fixes dudit studio. La dépense se faisait donc, par la force des choses, sur les éléments qui se voient à l’écran.

Eléments qui eux-mêmes se retrouvaient ensuite dans la case investissements puisque les décors étaient réutilisés pour des productions de série B.

Une vision passéiste du cinéma

Garder cette vision du cinéma aujourd’hui, où la production a diamétralement changé, où tous les intervenants d’une production cinématographique sont des intermittents, souvent précaires, c’est in fine admettre qu’il faut plus investir dans du matériel que dans le travail. Parce que le travail, c’est même son but dans la création artistique, ça ne se voit pas. Si ce n’est celui des acteurs et actrices, eux-mêmes considérés comme des leviers d’investissements.

En fait, des films pas cher, il y en a plein. Des films qui ont coûté, 3.000 dollars, 15.000 dollars, etc. Des films ultra-rentables, parfois. Faire un film pas cher, c’est très simple : il suffit de ne payer personne. Faire de l’art pour l’art, en espérant que le film soit un succès ou, au moins, une carte de visite.

Sauf que pour un carton type Blair Witch Projet ou Paranormal Activity, il y a une marée de films, souvent meilleurs que ces exemples, qui ne seront vus par personne. Suivant en cela le même principe que l’économie des influenceurs. Beaucoup d’appelés, peu d’élus. C’est le revers de la démocratisation des moyens de production.

Poussons le raisonnement un peu plus loin. Faire des films pas cher, à l’arrache, quand on débute sa carrière, c’est presque normal. Mais après ? Est-ce qu’on trouverait normal que Joachim Lafosse continue à faire des films, plus de 20 ans plus tard, avec le même budget que son premier long métrage ? Est-ce que ce ne serait pas ça, le scandale ?

Contrairement aux idées reçues, il est en fait beaucoup plus facile de faire un film fauché qu’un film correctement budgété.

Et donc, c’est quoi un film trop cher ?

Alors partons du principe que les contempteurs des budgets trop élevés ne désirent pas que les travailleurs soient sous-payés pour faire un film. Dans ce cas-là, à partir de quand un film coûte-t-il trop cher ?

Et là, je mets au défi quiconque de me trouver une réponse probante autre que celle-là. Les seuls films trop chers sont ceux qui dépassent leurs capacités de financement.

Avant d’aller plus loin dans le raisonnement, il faut revenir sur ce qu’est le métier de producteur. Ce métier aussi est encore entouré de beaucoup de clichés. Notamment cette idée que c’est lui qui investit, personnellement, dans un film. Dans un nombre incalculable de cas, il ou elle ne fait que réunir des fonds, les avancer le temps de les recevoir effectivement, et s’engager à respecter les critères attachés à l’obtention de ces fonds. Cela peut aller de faire des dépenses dans une Région précise à engager tel.le acteur ou actrice “bankable” pour faire plaisir à une chaîne de télévision.

Le rôle du producteur, aujourd’hui, n’est pas de faire des films à tout prix. Il est d’offrir les meilleures conditions de travail aux artistes mais surtout aux techniciens et techniciennes qui travaillent sur leurs plateaux ou dans les studios de post-prod.

Cela passe d’abord, mais pas uniquement, par des conditions financières.

Comment se finance un film ?

Et donc, le rôle du producteur n’est pas de faire le film le moins cher possible, mais presque exactement l’inverse. Faire le film avec le plus gros budget possible, dans les limites de ses capacités à trouver des financements.

Parlons donc des financements. Ils sont, comme on le sait, de deux ordres : publics ou privés. Mais tous deux sont néanmoins des investissements. Avec des objectifs différents, certes, mais des investissements quand même. Il n’y a pour ainsi dire pas de subsidiation, d’aide purement inconditionnelle dans le cinéma, que ce soit au niveau des communautés et régions, au niveau fédéral ou européen. Il existe une série de conditionnalités qui font que les investissements ont pour objectif, peu ou prou, une retombée économique.

Quand aux investissement privés, il se font sur base de préachats, de minimum garantis, plus rarement de purs investissements. A quoi il faut rajouter les incitants fiscaux, Tax Shelter, Soficas etc.

Inutile de rentrer ici dans plus de détails. Mais juste de signaler que personne, pas même les pouvoirs publics, n’investit dans le cinéma sans en espérer des retombées.

Et c’est un leurre de croire que dans le cinéma (sauf à Hollywood, mais pour d’autres raisons) on gonfle artificiellement le budget d’un film pour se goinfrer. C’est l’inverse. On adapte le budget aux sources de financement qu’on a pu agréger.

Retour sur l’argument Maraval

Oui, mais il reste néanmoins un dernier argument, qu’on pourrait appeler l’argument Maraval, en référence à une tribune publiée il y a 10 ans par le producteur de Wild Bunch, intitulée “Les acteurs français sont trop payés”.

Dans cette carte blanche, il rappelait que l’année 2012 avait été dévastatrice (surtout pour sa société, d’ailleurs), avec des gros budgets aux castings payés en millions d’euros, qui se sont tous vautrés au box-office.

Un état de fait qui reste, 10 ans plus tard, d’actualité. Le blog Siritz.com, qui recense régulièrement les rémunérations dans le milieu du cinéma français, a publié ce mercredi 19 avril la rémunération de Dany Boon pour son dernier film La vie pour de vrai. Sur un budget total de 29,5 millions d’Euros, Boon s’en arroge 6 en tant que scénariste et réalisateur, répartis en à-valoir sur les droits d’auteur et en salaire. Et sans compter son salaire de comédien.

Soit donc 20% du budget global pour le seul Dany Boon. Scandaleux ? Même pas ! Certes cette rémunération est astronomique et bien au-dessus des standards. Mais il se trouve que ce film fait partie du giron Pathé et est financé en très grande partie par des fonds privés. Si suffisamment de financeurs sont persuadés que ce film peut atteindre la rentabilité avec un tel budget, qui pourrait les en empêcher ? Et il est évident que le nom de Dany Boon, auteur des plus grands succès populaires de ces 20 dernières années est l’argument de poids pour parier sur la réussite du projet.

L’argument Maraval essaie donc de prendre à rebours la même problématique que l’argument du film trop cher. Si ces acteurs et actrices, ces auteurs et autrices sont payés si cher, c’est qu’ils et elles amènent des financements que les producteurs ne pourraient pas réunir sans eux. Expliquer, après coup, que les films dans lesquels ils ont joué ont été des flops et que c’est de la faute de leurs salaires est, en fait, un biais cognitif. Si ces films avaient été des succès indiscutables, il ne serait venu à l’idée de personne de dire qu’ils ont coûté trop cher. Ainsi, pour rappel, à l’époque, le film Bienvenue chez les Ch’Tis avait déjà coûté la bagatelle de 11 millions d’Euros, sans que cela se voie à l’écran. Et sans que cela choque personne.

Confondre budget et rentabilité est, en fait, inopérant. Et pourtant, aujourd’hui encore, le “flop à 65 millions” du dernier Asterix continue à faire la joie des chroniqueurs ciné.

Budget de films et start-up nation

Mais restons encore un peu sur cet argument Maraval. Parce qu’il a forcément fait beaucoup parler le petit landerneau du cinéma, et a pu révéler l’état d’esprit qui s’y cache. Comme cette réflexion du cinéaste Bertrand Bonello, qui sonne comme une phrase de la start-up nation avant l’heure : Il faut faire en sorte que l'argent investi dans un film se voie à l'écran ! Ce qui exige de penser autrement. Des journées de travail de huit heures dans le cinéma par exemple, c'est un non-sens. En travaillant onze heures, on réduirait la durée des tournages et le coût des films.

On lui rétorquera que le calcul ne devient intéressant que si ces heures supplémentaires ne sont pas payées. Mais soit.

L’autre idée entendue à cette époque est de faire partager le risque d’un échec et les bénéfices d’un succès à tout le monde, comme le décrivait un directeur de Sofica : C'est (…) normal que les acteurs veuillent être payés avant. Pour qu'ils aient intérêt à être payés après, il faut imposer une transparence sur les recettes et sur leur répartition.

Mais dans ce cas-là, pourquoi les seuls acteurs ? Parce qu’ils sont un capital ? Et même si c’était le cas, où se trouverait leur intérêt à prendre un tel risque ? Ce qu’ils vendent, c’est leur caractère “bankable”, la capitalisation de leurs succès passés. Quel intérêt de parier sur un succès futur, qui reste, quel que soit le budget, hypothétique, voire improbable ?

Et pourquoi faire porter sur des travailleurs, même privilégiés, le risque qui est traditionnellement porté par le capital, dont c’est structurellement le rôle ?

La question du système de financement du cinéma reste passionnante, même criblée de préjugés et de clichés. Cela reste une activité de funambule, qui risque toujours de glisser d’un côté ou de l’autre d’un fil ténu qui s’appelle budget. Et les critiques, souvent faites de bonne foi, contre les budgets parfois étonnants de certains films, cache une réalité autant financière que sociale beaucoup plus complexe.

Si bien que, hors de la fameuse comptabilité hollywoodienne et quelques éventuels cas de malversation manifeste, il n’existe tout simplement pas de film trop cher.


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