28 Sep 22

Et si on arrêtait de se focaliser sur les streamers ?

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Il y a quelques jours, l’observatoire européen de l’audiovisuel publiait les résultats d’une étude sur les investissements dans les contenus originaux européens par les acteurs audiovisuels: chaines de télé, câblodistributeurs et streamers.

Evidemment, on sait tous que le mot “contenus” est un véritable mot fourre-tout pour certains. Et c’est encore le cas ici. Les contenus comprennent à la fois les films, les séries, mais aussi les retransmissions sportives, les jeux télévisés, les talk shows. Sont simplement exclus de l’analyse les informations et les émissions sportives. En clair, pour utiliser le jargon audiovisuel, autant les unitaires que le flux sont pris en compte.

Une étude focalisée sur la télé.

Ce que ne dit pas le titre de l’étude, mais ce que l’on comprend très vite, c’est qu’elle se focalise uniquement sur les contenus télévisuels. Elle ne prend en compte les films qu’à partir du moment où ils sont achetés ou produits exclusivement pas un acteur télévisuel.

L’étude se résume à une quinzaine de tableaux, et ses commanditaires en retirent cinq points saillants.

  1. l’investissement total a fortement augmenté depuis l’entrée des streamers sur le marché européen.
  2. cet investissement des streamers n’a pas correspondu à une baisse des investissement des diffuseurs traditionnels.
  3. les streamers ont plus développé leurs productions propres que leurs achats de contenus.
  4. en 2021, Netflix comptait pour la moitié des investissements de contenus par les streamers en Europe. Mais les concurrents commencent à le rattraper.
  5. le grand gagnant de l’arrivée des streamers en termes d’investissements est l’Espagne. Mais la Grande-Bretagne reste le plus gros producteur européen avec 25% des investissements.

Rien de bien révolutionnaire là-dedans, à priori. Rien, en tout cas, qu’un regard un petit peu avisé aurait pu déduire du paysage européen.

Entre les lignes

Pourtant, en y regardant de plus près, il y a un peu plus de miel à retirer de ces différents tableaux.

Bien sûr, l’arrivée des streamers, avec Netflix en tête de gondole, a fait exploser la croissance du secteur. De 2011 à 2015, la croissance annuelle des investissements était de 1.4%. Entre 2015 et 2019 (sans compter l’épisode pandémie, donc), la croissance est passée à 4.7%.

Source: EAO/AMPERE ANALYSIS

Sauf que, dans le même temps, les revenus du secteur audiovisuel n’ont pas connu une telle croissance. La décorrélation se fait en 2015, et n’a cessé de s’accroître depuis pour atteindre en 2020 un différentiel de 20%. En clair, le secteur tourne à perte.

De deux choses l’une: soit la collecte de chiffres, évidemment très difficile avec la culture du secret des streamers, et une difficulté de comparer des comptabilités différentes, ne rend pas compte de la véritable augmentation des revenus du secteur. Soit, le secteur est en surrégime, et une bulle est en formation.

Ce qui est clair, c’est que les streamers sont un facteur de déstabilisation du milieu audiovisuel, et pas forcément pour le meilleur.

La guerre des contenus, en chiffres

Ce qu’on voit d’ailleurs poindre dans le graphique qui suit, où l’on voit que les acteurs traditionnels, chaînes privées et publiques, ont elles aussi dû augmenter leurs investissements, pour rentrer dans une guerre des contenus. Alors que les streamers sont passés de 0 en 2015 à 2.8 milliards investis en 2021, les chaînes, elles, ont augmenté leurs investissements de 1.8 milliards, avant de redescendre un peu suite à la crise du Covid. Crise qui, d’ailleurs, n’a eu des impacts que d’un point de vue politique. La baisse des investissements des acteurs traditionnels vient pour une très grande partie de la baisse de dotation des chaînes publiques, par la force des choses incapables de suivre le mouvement.

Ceci étant dit, tout diruptifs qu’ils se disent être, les streamers ne gardent qu’un poids relatif dans les sommes investies. En 2021, tous les streamers réunis ne comptaient que pour 16% des investissements globaux, dont 9% pour Netflix. Certes, l’augmentation de leurs investissements est exponentielle, chaque acteur, produisant ou achetant plus d’année en année. Il n’empêche, les grands acteurs européens restent les chaînes publiques (41% des investissements) et privées (43%).

Comparons cela à la place que chacun prend dans le discours de l’industrie, et on voit bien que la disruption n’est encore largement que dans les têtes.

Passons maintenant à l’analyse des types de contenus dans lesquels sont opérés les investissements. Et là, il faut bien le dire, ça commence à piquer un peu. On l’a déjà dit, les streamers inversent petit à petit leur tendance originelle à acheter du contenu externe vers un investissement dans des productions originales. Rien de plus normal à cela, c’est le contenu original qui fait la valeur d’une plateforme.

La chape de plomb du sport

C’est plutôt du côté des chaînes de télé, actrices principales de la production audiovisuelle en Europe comme on l’a vu, que des inquiétudes peuvent se faire. Si on se fixe sur les seuls contenus audiovisuels “de création”, les acteurs publics produisent 69% de leurs contenus, contre 49% pour les chaînes privées. Mais c’est quand on ajoute les investissements en droits sportifs que les perspectives changent. Les chaînes publiques investissent 11% de leurs ressources financières dans les retransmissions sportives, laissant 61% pour le contenu original et 28% pour les achats. Du côté des chaînes privées, le sport compte pour 42% des investissements, laissant 28% aux contenus originaux et 30% aux achats.

Pire, si on ajoute le facteur temps, on se rend compte que les droits de retransmission sportive ont largement mangé la capacité d’investissement des acteurs. En 10 ans, de 2011 à 2021, les dépenses en droits sportifs sont passés de 4.5 milliards environ à près de 11 milliards. Pendant ce temps, les acquisitions de contenus stagnaient aux alentours de 8 milliards, pendant que le contenu original passait de 6 à 8 milliards.

Source EAO/AMPERE ANALYSIS

En résumé: pendant que les streamers poussent la production audiovisuelle vers quelque chose qui ressemble à une bulle, le sport écrase les capacités de production des acteurs traditionnels.

Reste à savoir ce qu’il en sera à l’avenir, alors que des Amazon et autres ESPN/Disney lorgnent de plus en plus sur le sport européen: nouvelle flambée des prix ou bouffée d’air financière pour les productions originales ?

La Belgique dans la bonne moyenne

Enfin, dernier pan de l’analyse de l’Observatoire Européen de l’Audiovisuel, la répartition des investissements par pays. Où l’on découvre que notre petit pays ne se débrouille pas si mal que ça. Certes, avec 500 millions d’investissements annuels, nous restons un nain, 10 fois plus petit que la Grande Bretagne, 5 x plus petit que la France. Mais nous avons tout de même quelques raisons de nous réjouir. Tout d’abord, la part d’investissements venant des diffuseurs publics est plutôt dans la moyenne haute chez nous, à 54% (moyenne européenne, 41%) juste derrière les Pays-Bas et l’Allemagne mais devant la Suède et la Norvège.

Certes, on pourra dire que ce pourcentage est probablement un peu biaisé. L’opérateur privé francophone sous-investit historiquement peu dans la production originale. Cependant, la moyenne de croissance des investissements en Belgique sur 10 ans, à 4%, est elle aussi dans la moyenne haute. Les seuls pays sortant du lot en termes de croissance sont l’Espagne et la Pologne, pays où, justement les diffuseurs publics investissent très peu, et où les streamers se sont engouffrés pour prendre une place vacante.

Une influence des streamers à relativiser

Cette étude, toute biaisée qu’elle peut probablement être en fonction des chiffres qu’elle a pu collecter, est foncièrement intéressante. Pas seulement en elle-même, mais aussi dans la manière dont elle est interprétée. Comme souvent depuis l’arrivée des streamers, toute analyse est faite du point de vue du bouleversement du paysage audiovisuel.

Et c’est encore le cas ici. Les 5 points que met en avant l’Observatoire ont trait aux changements provoqués par l’arrivée des streamers. Rien sur l’explosion des droits sportifs, qui est pourtant une grande menace sur les capacités d’investissement. Rien sur l’importance majoritaire d’une vraie politique de production des chaînes publiques. Rien sur l’inflation de contenus, qui ne semble pas être suivie d’une augmentation de revenus.

Rien ne sert de blâmer l’Observatoire à ce propos. Nous sommes tous, et moi le premier, aveuglés par les phares des nouveaux entrants. Mais il ne faut pas oublier que, aussi bruyants soient-ils, ce ne sont pas encore eux qui structurent le marché.


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