23 Avr 25

Extension du domaine de la guerre commerciale

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Pour ceux qui avaient encore des doutes (et j’en faisais partie), la guerre économique que les Etats-Unis livrent au reste du monde concerne aussi les industries culturelles.

On avait déjà eu un indice assez flagrant de cet état de fait en voyant l’aéropage de Tech Bros défiler, leurs muscles artificiellement gonflés, à l’investiture de Donald Trump.

On en a maintenant une preuve plus certaine avec l’article que vient de publier Le Monde, intitulé “L’exception culturelle européenne attaquée par les Américains”.

On y apprend qu’un mémorandum diffusé le 21 février par l’administration Trump critiquait, entre autres régulations à attaquer, la directive SMA, le Digital Services Act et le Digital Markets Act. Soit toute la réglementation liée aux acteurs digitaux: réseaux sociaux, moteurs de recherche, mais aussi plateformes. Et dans le même temps, à tout ce qui concerne les industries culturelles, dont la nôtre.

Soutenue par la Directors Guild of America (le pendant américain de la Société des Réalisateurs de Films dont je parlais la fois dernière) et par la MPAA, soit l’association des producteurs de films, l’attaque américaine se fait, ironiquement, au nom du libre échange.

On se souviendra que c’est exactement le même argument qui a été utilisé, au sortir de la 2e Guerre Mondiale, pour laminer l’industrie cinématographique européenne. Avec les résultats que l’on sait : une domination sans partage du cinéma américain dans les salles européennes. Sauf en France et en Turquie, où des mesures plus protectionnistes ont été prises.

Front de l’intérieur

L’article du Monde cite également des parlementaires européens qui signalent que l’attaque vient également de l’intérieur, où les mouvement libéraux ont ouvert le même front. Rien d’étonnant à cela pour nous, en Belgique, où la guerre culturelle est lancée depuis des mois déjà.

Mais alors, comme disait l’autre : Que faire ? Et surtout, que devons-nous faire en tant qu’industrie ?

Alors, bien sûr, on peut considérer que les Etats-Unis sont juste un allié momentanément égaré, à qui il y a lieu de faire de la pédagogie. C’est le choix que viennent de faire la SRF et l’ARP (la société des Auteurs Réalisateurs Producteurs), qui ont envoyé une lettre ouverte à la Director’s Guild of America pour leur demander d’entamer le dialogue.

Ou alors, on peut aussi voir les choses un peu plus froidement. Se rendre compte que la politique des Etats-Unis a changé. Qu’elle a été - peut-être - une alliée tant que c’était dans son intérêt, ce qui n’est plus le cas. On peut voir Hollywood comme un système en crise profonde, incapable de renouveler ses cadres, ni de soutenir ses nouveaux talents, prise dans l’inflation budgétaire de ses blockbusters qui ne rapportent plus assez.

Dans ce cadre-là, on peut alors conclure que le dialogue et l’apaisement n’est plus la bonne tactique.

Reste alors à faire la somme de nos avantages, et à agir en conséquence.

Tout d’abord, c’est bien au niveau européen que les choses vont se passer. Même si c’est aussi au niveau national que les attaques se mènent, comme on le voit chez nous.

Nos atouts

La première des choses à se remémorer, c’est que l’Europe, bien que connaissant des crises profondes depuis 2009, reste prospère, avec un PIB équivalent à celui de la Chine. Nous restons un marché dont les Etats-Unis, et plus encore Hollywood ou les plateformes, ne peuvent pas se passer.

Ensuite, il faut se rappeler que notre arsenal réglementaire n’est pas protectionniste, puisqu’il s’applique à tous les acteurs du marché, qu’ils soient américains, chinois, russes ou européens.

Mais surtout, il faut continuer à marteler que l’audiovisuel reste un outil de soft power. Et que l’Europe est le seul géant économique à ne pas le considérer comme tel. Les Etats-Unis, l’Inde, la Chine, eux, l’ont bien compris. Qui plus est, un outil de soft power qui, pour une fraction des budgets des films des Etats-Unis, arrivent à s’imposer dans l’imaginaire international. C’est le cas du cinéma, et de l’audiovisuel en général, où l’impact des films et séries européens reste important. Mais c’est le cas aussi du jeu vidéo, avec des réels blockbusters ou des pépites indépendantes made in Europe (Cyberpunk 2077, Baldur’s Gate 3, Disco Elysium, pour ne citer que ceux-là).

Alors, plutôt que de tenter le dialogue avec les Etats-Unis en espérant, hypothétiquement, un retour à la raison du commerce international de papa, il est temps de militer pour une logique protectionniste à l’Européenne. Pour une extension, voire un durcissement de la directive SMA. Pour le soutien à la création d’une ou plusieurs plateformes pan-européenne capable de faire jeu égal avec les géants américains (tout en se préparant à ce que celle-ci soit toute trouvée : Canal +). Pour la promotion de formes de financement alternative du cinéma européen, capables de mobiliser des fonds privés ou semi-publics, sur le modèle soit du CNC français, soit de notre Tax-Shelter.

En ordre de bataille

En clair, arrêter, enfin, d’être dans une position défensive. Reconnaître nos forces objectives, défendre nos valeurs, y compris économiquement. Et on ne le répétera jamais assez, traiter les industries culturelles pour ce qu’elles sont, aussi : des industries de l’influence. Un continent baigné dans les contenus, les réseaux sociaux et les plateformes détenus par d’autres puissances, est un continent qui s’affaiblit. Là aussi, tous les autres comprennent cela, et agissent en conséquence. Sauf nous.

Enfin, il ne faut pas négliger le nouveau vent de droite radicale, voire extrême, qui souffle sur le continent. Ni minimiser la guerre culturelle qu’elle est en train de mener, ironiquement obnubilé qu’elle est par l’exemple des autres grandes puissances. Que ce soit caché derrière des tableaux budgétaires, ou de manière ouvertement idéologique, ce second front dans la guerre commercialo-politique qui nous tombe dessus est sans doute le pire frein à notre avenir économique.

Et ce n’est pas étonnant que c’est là aussi au niveau européen qu’il frappe le plus fort.

Reste à espérer qu’émerge un lobby européen des industries audiovisuelles, voire culturelles. Et qu’il acquière assez de force pour parler d’une seule voix. Enfin, surtout, qu’il puisse s’atteler à d’autres urgences que la désormais sempiternelle - et à mon sens toujours aussi surjouée - menace de l’IA.

Thibaut Dopchie

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