24 Avr 24

Guerre des publics au BIFFF

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Le Festival International du Film Fantastique de Bruxelles, qui vient de se clôturer ce 21 avril, a été marqué par un événement relayé par toute la presse et amplifiée par les réseaux sociaux.

Il reste aujourd’hui difficile de savoir ce qu’il s’est réellement passé dans la grande salle du Festival, lors de la projection de Love Lies Bleeding. Ce qu’on sait c’est que certaines blagues qui fusent traditionnellement dans les salles du Festival ont choqué un groupe de militantes. Le ton est monté, des remarques, qualifiées de lesbophobes, ont été proférées, les militantes en sont venues aux mains, et une partie d’entre elles ont quitté la salle.

Je ne m’étendrai pas plus, tant les témoignages sont confus et parfois même complètement mensongers. De part et d’autre.

“Le public”, ce gros beauf

Mais il est intéressant de se pencher sur tout ce qui a entouré cet événement, et qui a mené à diviser totalement le public.

Car ce qui se passe ici se distingue fortement de ce que nous avons pu voir ces dernières années avec les vagues MeToo. Celles-ci ont toujours porté leurs revendications sur les actes de personnes actives dans le milieu du cinéma. Producteurs, réalisateurs, acteurs, agents. Toutes personnes de pouvoir, agissant en toute impunité pendant des années. Voir leurs films projetés en grande pompe, célébrés, voire même défendus comme si rien n’avait été révélé, a clairement quelque-chose d’indécent.

Dans l’affaire qui secoue le BIFFF, les choses sont néanmoins différentes. Ici, ce qui est mis en accusation, c’est le public. Et, en fait, cela change tout.

Essayons donc de revenir sur ce qu’il faut bien appeler une shitstorm. Qui, elle, est maintenant bien documentée.

Dès leur sortie de la salle, les militantes, dont certaines visiblement choquées par l’événement, ont réclamé l’arrêt de la projection. Non pas l’interruption de la séance (qui a bien eu lieu), mais la suppression totale de la projection. Devant le refus des responsables, des violences auraient repris et les militantes ont été évacuées hors de l’enceinte du festival. D’où elles ont entamé une manifestation spontanée, accueillant l’ensemble des spectateurs sortant de la salle (plus de 1000 personnes) aux cris de “lesbophobes, cassez-vous”.

Mépris de classe et militance

Dès le lendemain, la presse s’empare de l’affaire, les réseaux sociaux s’enflamment, et c’est la valse des communiqués : des associations liées au festival, le distributeur du film, le festival, les Fédérations de Festivals. Certains de ceux-ci sont maladroits, d’autres franchement opportunistes, d’autres encore cherchant simplement à se dédouaner.

Comme souvent, cependant, c’est sur les réseaux sociaux que les discours atteignent une certaine vérité de l’état mental qui prédomine dans les débats.

Pour résumer, la lutte qui s’y déroule oppose la défense d’une certaine licence à faire des blagues, même de mauvais goût, dans les salles du BIFFF et une exigence de respect et de bienséance envers quiconque pourrait fouler les couloirs du festival.

Mais quand je dis cela, cela ne reflète évidemment absolument pas la teneur exacte des débats. Et il faut bien se rendre compte qu’une bonne partie des critiques se servent de l’occasion pour déverser tous le mépris qu’il voue à un “public” qu’il exècre : une bande de boomers beauf libidineux, qui vivraient encore dans une sorte d’âge des cavernes.

A ce petit jeu, c’est à nouveau cette presse française à moustache qui se distingue le plus, légendant une photo de faux sexe masculin avachi d’un “le public à une séance du BIFFF” ou s’esclaffant devant les fautes d’orthographe d’un texte manifestement écrit par une personne néerlandophone.

De fait, cette lutte-là met en lumière un double problème, qui transforme le cinéma depuis au moins 20 ans.

Pensée binaire

Le premier de ces problèmes, que j’ai déjà pas mal documenté ici, c’est l’entrée d’une écrasante majorité de la presse cinéma dans l’âge du mépris, qui est bien sûr un mépris de classe. A quasiment une exception près, celle d’un journaliste du Soir notoirement spectateur assidu du festival, et défenseur du cinéma populaire, toutes les autres recensions de l’événement se sont trouvées sur le registre de la morale ou du politique.

Ce déplacement du politique vers le moral, et l’englobement de tout discours dans ce registre, c’est celui d’une gauche qui a abandonné le terrain du socio-économique pour aborder celui du sociétal. C’est un mode de pensée ontologiquement binaire.

Dans ce mode de pensée, un événement culturel populaire, qui brasse une large variété de la population, ne peut être qu’un repaire de “déplorables”, pour paraphraser Hillary Clinton. Une masse, qu’il faut essentialiser. D’où l’avalanche de qualificatifs: masculinistes, lesbophobes, boomers, … La liste est longue et un brin monotone.

Dans ce mode de pensée, aussi, ce ne sont pas quelques individus qui se sont affrontés, ce qui renverrait à une vision agonistique de la société démocratique. C’est “la salle”, ce qui rend le problème social ou systémique. Le meilleur moyen de garder un conflit  sans opposition.

Le monde comme addition de communautés

Le second problème, qui est la suite directe du premier, c’est la pilarisation accélérée de l’audiovisuel. Dans l’un des reportages sur l’événement, un vloggeur interroge des jeunes femmes sorties de la salle. Toutes, au delà de l’émotion palpable, parlent d’un film lesbien. Pas d’un film dont les héroïnes sont lesbiennes, un film lesbien. Bref, le film d’une communauté.

Un communiqué paru sur X (comme la plupart des commentaires recensés ici, d’ailleurs, on a décidément les indignations sélectives de nos jours) écrit par des personnes lesbiennes présentes dans la salle, rend bien compte de cet état d’esprit.

Ce film, c’était le leur. Attirées par un marketing communautariste (on y reviendra), elles ne voulaient pas rater cette projection présentée comme l’une des seules en Belgique. Elles décrivent leur étonnement de voir des hommes, nombreux, entrer dans la salle et, je cite “pas ceux qu’on aurait pensé aller voir un film lesbien”.

Il y aurait donc des gens qui vont voir des films lesbiens, et puis les autres.

On peut ne pas aimer un genre cinématographique pour des raisons objectives (la vue du sang vous révulse par exemple) ou au contraire subjectives (on peut trouver que la comédie romantique utilise une structure trop rigide). Mais un film lesbien, qu’est-ce que c’est ? Est-ce que Bound ne doit être destiné qu’aux lesbiennes ? Est-ce que Dancing, film fantastique aux scènes de sexe explicites entre hommes, ne doit être vu que par des hommes gays ? Est-ce que Happy Together de Wong Kar-Wai est un film gay, ou un film d’auteur ?

Je prends volontairement des films de plus de 20 ans car au moment de leur sortie, cette question ne se posait tout simplement pas. Aujourd’hui, manifestement, oui. Que s’est-il passé ?

La fin du cinéma comme expérience commune

Car, au fond, qu’est-ce qu’un film lesbien, sinon une catégorie marketing ? Un tag parmi tant d’autres sur une plateforme de streaming ? Comment définir un film comme n’appartenant qu’à une seule communauté ? Et d’ailleurs, comment en est-on arrivés à penser dans de telles catégories, typiquement anglo-saxonnes, de divisions par communautés, si ce n’est pas une contagion culturelle ?

Qu’un producteur, qu’un distributeur joue sur ce genre de catégorisation dans l’élaboration de sa campagne marketing est une chose - et encore, il définit des cibles primaires, secondaires, voire tertiaires. Mais que des spectateurs l’assimilent, en créant des exclusives sur qui doit ou ne doit pas voir un film ensemble, est quelque-chose d’assez nouveau. Et, dans le fond, contraire à l’esprit-même de ce qu’est le cinéma comme art de masse.

Beaucoup de commentateurs et commentatrices ont aussi pointé l’erreur du BIFFF, qui n’a pas informé, éduqué, formé ses bénévoles voire, pire, n’aurait pas dû programmer ce film. C’est que le BIFFF, c’est peut-être devenu une position naïve, ne voit pas le genre fantastique comme exclusif, voire propre à une communauté. Il en existe certes plusieurs en son sein, dont une petite communauté d’abonnés. Mais elles ne constituent toutes qu’une petite partie du public du festival. Et, qui plus est, elles se mélangent : on peut ainsi être membre de la communauté LGBTQIA+ et fan de cinéma fantastique. Ou de black metal. C'est ainsi qu'on élargit son cercle social. 

Le festival a toujours tenté d’agréger ces goûts, ces sensibilités différentes. Ce samedi-là, lors de la projection de Love Lies Bleeding, cette agrégation a échoué. Mais l’expérience de la vie commune a vocation à être sans cesse recommencée. Pour autant qu’on ait toujours envie de vivre et de voir des films ensemble. Quitte à se mettre quelques baffes de temps en temps.


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