A l’heure d’écrire ces lignes, nous entamons le mois de décembre, et sa détestable tradition des listes. Chacun et chacune y va de son top de l’année, histoire de prouver à quel point il ou elle a bon goût. Les magazines spécialisés y retirent leur dernière once d’autorité. C’est même devenu un élément de marketing chez des sociétés comme Spotify, qui crée automatiquement votre playlist de l’année, partageable d’un clic sur les réseaux sociaux. Ah, la distinction.
En ce mois de décembre 2022, il y a une liste qui a déjà bien fait parler d’elle. Elle est produite par le magazine anglais Sight and Sound, dépendant du British Film Institute, excusez du peu. Et, histoire de bien montrer l’autorité de la chose, cette liste s’appelle, en toute simplicité, “Les 100 plus grands films de tous les temps”.
La manie des listes
Cette liste est vraiment particulière, dans le sens où elle n’est renouvelée que tous les 10 ans, et qu’elle compile 1682 votes, de critiques, chercheurs, universitaires, programmateurs de festivals et de salles de cinéma.
Il y a néanmoins lieu de tenir cette liste pour ce qu’elle est, l’exercice le plus bas de la démocratie. Aucun consensus ici, juste la compilation arbitraire de classement sans justifications aucune, qui produit un étalement sur plusieurs centaines de films. Je n’ai pas les chiffres de cette édition, mais lors de l’édition 2012, 846 personnes avaient participé au sondage, et cité pas moins de 2045 films. Vertigo, le Meilleur film de tous les temps de l’époque, n’apparaissait que dans 1/4 des listes ! Citizen Kane, le second, dans 1/5. En clair, le “Plus Grand Film de tous les Temps” est donc plutôt celui qui surnage dans un océan de titres.
Plus que le simple exercice d’onanisme intellectuel qu’elle est en réalité, cette liste est donc avant tout le reflet d’un zeitgeist. Elle permet de savoir quels films traînent le plus dans l’esprit de celles et ceux qui répondent à l’enquête. Elle donne à voir un état des lieux du discours sur le cinéma et un portrait en filigrane de celles et ceux qui sont chargés de le tenir.
Il faut d’ailleurs le signaler, les cinéastes n’ont cette fois pas pris part à cette liste, ayant leur propre palmarès dédié.
Revenons à la liste en elle-même.
Champions du Monde
C’est vrai, enfin ! Il faut dire que cette édition 2022 de la liste de Sight and Sound a été celle des bouleversements. Le film d’Akerman sort des tréfonds de la liste, où il était classé 35e en 2012. Les films réalisés par des femmes font enfin une entrée remarquée dans le top 100. Tout en restant profondément minoritaires. Mais il n’y a pas qu’eux. Des films africains, afro-américains, sont bien mieux représentés.
Ce bouleversement de la liste n’est pas juste le signe d’un changement de mentalités. Je l’ai signalé plus haut, 1682 personnes ont pris part au vote cette année. C’est le double du nombre de participants de la précédente édition. C’est le signe soit d’une véritable ouverture de la part du BFI, qui aurait envoyé plus de questionnaires pour cette édition. Soit d’une volonté de changer les choses de la part des répondants et répondantes, qui y auraient pris part plus massivement. Quelle qu’en soit la raison, cette liste reflète un choix qu’on ne peut qualifier autrement que de politique. C’est une ouverture à la diversité qui est la cause première, ou disons plutôt seconde, la première étant tout de même la qualité du film, de la victoire de Jeanne Dielman.
Triomphe de l'Art et Essai
Cependant, il y a un élément dont ne tiennent pas compte celles et ceux qui saluent ce changement de hiérarchie. Le film d’Akerman n’est pas seulement un film réalisé par une femme ou un film féministe. C’est aussi un film consciemment, résolument Art et Essai. Et ça aussi, c’est une première.
Jeanne Dielmann est malgré tout le film d’une époque, les années ‘70. Une époque rétrospectivement étrange, où les Cahiers du Cinéma par exemple, devenus “rouges”, ne parlaient pour ainsi dire plus de cinéma. C’est l’époque d’une militance exacerbée, mais aussi d’une césure.
Les films de ce qu’on appelait l’avant-garde se faisaient contre leurs spectateurs. Ils l’obligeaient à adopter une position inconfortable. A la même époque, Godard sortait Ici et Ailleurs et Numéro Deux. La même année que sortait Jeanne Dielman, Pasolini tournait Salo, ou les 120 journées de Sodome. Le film d’Akerman est de cette veine-là. Il dure plus de trois heures et impose à son spectateur l’ennui et la routine de son héroïne. Il ne veut pas seulement le lui signifier. Il veut le lui faire ressentir.
En accompagnement de la liste de Sight and Sound, la grande critique et universitaire britannique Laura Mulvey a écrit un assez beau texte sur le film et son impact. Mais ce texte décrit, tout de même, un problème que j’ai déjà soulevé ici : l’exclusion, radicale, du cinéma populaire. La fermeture sur un entre-soi cinéphilique, certes pétri de toutes les meilleures valeurs du monde mais cultivant néanmoins sa distinction.
Il n’y a eu que trois films en haut de cette liste avant Jeanne Dielman : Le voleur de bicyclettes, Citizen Kane et Vertigo. Au delà de leurs qualités esthétiques, il partageaient une volonté d’être exploités commercialement et de s’adresser à un maximum de spectateurs.
Pas Jeanne Dielman. Jeanne Dielman est un film qui est conscient que le cinéma est un art. C’est aussi du cinéma auto-référentiel, qui invite le cinéaste Henri Storck et le critique Jacques Doniol-Valcroze à son casting. Tout comme Godard faisait apparaître Fritz Lang dans Le Mépris.
Un art un peu moins vivant
Derrière toutes les bonnes raisons qu’on peut trouver à se réjouir de voir le film d’Akerman sacré “Plus Grand Film de tous les Temps” (en tout cas pour les 10 années à venir), je vois quand même de sérieuses raisons de s’inquiéter. Ce sacre signifie que c’est le discours universitaire qui devient dominant dans la pensée cinéphilique. Que le cinéma est un peu moins un art vivant, comme le proclamait jadis un de nos distributeurs nationaux pour devenir un peu plus, un art.
C’est un paradoxe qu’il faudra un jour creuser : en matière d’art, au plus on ouvre les jurys, les commissions, les comités de sélection à ce qu’on appelle la diversité (de genre, d’origine, etc, mais comme je le répète, jamais sociale) au plus les résultats font montre d’un certain enfermement, d’un entre-soi, d’une rigidité. N’ayons pas peur des mots, d’un conservatisme culturel.
Le danger, déjà observé dans tellement d’autres disciplines artistiques, c’est que la radicalité d’hier devient toujours, à un moment, le nouvel académisme. Et, mine de rien, Jeanne Dielman va sur ses 50 ans …