Si vous n’avez pas passé les deux dernières semaines au fond d’une grotte, vous avez sûrement entendu parler du documentaire Kaizen. Mais pour les 3 du fond qui ne le connaîtraient pas, résumons. Ce documentaire suit le projet d’un jeune youtubeur star de 22 ans, Inoxtag, biberonné aux vidéos de Mr Beast et aux théories de développement personnel. Celui-ci entreprend de grimper l’Everest alors qu’il n’a aucune connaissance de la montagne. Un an plus tard, il se retrouve à 8800 mètres d’altitude, à faire la file comme au rayon boucherie du supermarché, pour son petit moment de gloire.
Bien sûr, un vieux con comme moi s’imagine ce qu’un réel documentariste aurait fait de cette quête futile du dépassement de soi. De ce personnage de jeune homme qui peut aujourd’hui tout se permettre tant on lui jette de l’argent à la figure. Qui se retrouve dans un moment aussi déceptif une fois arrivé au bout de son projet.
Encore un “cassage de codes”
Et d’ailleurs, les critiques n’ont évidemment pas tardé à fuser : des pros de l’alpinisme, d’autres youtubeurs, de militants de l’environnement, et du milieu du cinéma lui-même. Tout comme ont déferlé chez les techno-béats et experts des “tendances du marché” les louanges à la disruption, au “cassage des codes”, au “génie marketing” rétrospectif façon Barbie.
Alors, prenons un peu de distance. Tout d’abord en se disant que ce film ne nous est en fait pas vraiment adressé. Et puis en rappelant que des disruptions de la sorte, on en a vu d’autres, qui se sont révélées des petits coups de pub sans lendemain.
Souvenons-nous, il y a 15 ans, de la sortie du film Home du photographe Yann-Arthus Bertrand. Lui aussi a été distribué simultanément ou presque en télé, en salles et, à l’époque, en DVD, quasiment gratuitement dans toutes les FNACs si mes souvenirs sont bons. Lui aussi, à l’époque, cassait tous les codes. Lui aussi a été l’objet d’âpres luttes entre chaînes de télé, enseignes, distributeurs. Il n’en reste aujourd’hui qu’un vague souvenir, tout comme du photographe écolo à l’hélicoptère.
Dans un sens, Kaizen n’est pas très différent de Home. Même si il adopte d’autres codes, ceux de Youtube en l’occurrence, il se revendique du cinéma. C’est un documentaire, pas une vidéo, ni un contenu. Visuellement, il n’y a pas de doute, ce film est fait pour le grand écran, que ce soit la télé ou le cinéma.
A la remorque du succès
Et justement, c’est la réaction de ces grands écrans, la télé et le cinéma, qui sont les sujets sur lesquels je voudrais axer ma chronique. C’est que, en première analyse, l’opération a tout de la tentative de prendre le vent d’une tendance qui est en train de leur échapper.
Car le succès de Kaizen, il était déjà inscrit dans les astres. Il était inéluctable. Les vidéos précédentes d’Inoxtag, qui teasaient le documentaire, recueillaient déjà des millions de vues. De 5 à 10 millions par vidéo. Et puis, sa précédente vidéo d’envergure, il y a deux ans, sur un défi similaire, a elle aussi généré des millions de vues.
Ainsi, alors que le buzz autour de la sortie de la vidéo montait, apparaît début septembre le trailer du film. Il annonce des projections exceptionnelles au cinéma le 13 septembre avant la diffusion le 14 septembre du film entier sur Youtube.
Pour la France, c’est le distributeur MK2 qui décroche la timbale de l’organisation des séances exceptionnelles. La loi sur les fenêtres d’exploitation autorise ce genre de projections-événément, avec une limite de 500 séances nationales. Sauf que MK2 se trouve rapidement débordé par les demandes, et on dénombre entre 800 et 1000 projections du film, officielles ou non. Un nombre incalculable de salles déprogramment des films pour faire place à l’événement.
Le lendemain, 14 septembre, jour de la diffusion du film sur Youtube, c’est le raz-de-marée. Le film atteint les 10 millions de vues en 24h00, 20 millions en 48 et atteint aujourd’hui les 30 millions de vues. 3 jours plus tard, TF1 annonce une programmation exceptionnelle du film, sur antenne le 8 octobre, et à partir du 28 septembre sur sa plateforme TF1+. Le 20 septembre, notre RTBF fait de même, et annonce la diffusion du film sur sa chaîne Tipik le 28 septembre et sur sa plateforme Auvio.
Et cela alors même que le gros du public-cible a déjà vu le film sur Youtube. Et sans doute sur un écran de télé.
De diffuseur à produit dérivé
Rappelons que selon les derniers chiffres, Youtube est maintenant la plateforme de streaming la plus regardée sur une télé aux Etats-Unis, avec 10% du temps d’utilisation. En Belgique, c’est la seconde application la plus utilisée, toute catégories confondues, juste derrière Facebook, et loin devant Instagram et Netflix.
Ce qui a changé depuis Home, c’est bien ça. On n’est plus face à un film-événement qui cherche ses moyens de diffusion. Kaizen avait déjà, dès sa conception, une diffusion assurée, sur Youtube. Tout le reste, les projections événements, et les diffusions télé, pour Inoxtag et pour Webedia qui coproduit le film, c’est du bonus, du produit dérivé. Le film lui-même, malgré son budget probablement colossal pour un documentaire (on parle de 1 million à 1.5 millions d’euros) était déjà financé en amont par des sponsorings avec Lactalis, Nike, ou les usual suspects du sponsoring de vidéos sur Youtube, qui ont tous eu droits à leur placement de produit. Et le simple retour de recettes publicitaires pour sa diffusion sur Youtube et de ses vidéos annexes (annonces, FAQ, reacts) rapporte probablement nettement plus que les 350.000 personnes qui ont été voir le film en salles.
La configuration, ici, est donc totalement différente. Tous ces accords avec MK2, et les chaînes de télé, ces salles de cinéma qui s’arrachent le film ne font pas partie du plan de diffusion de Kaizen. Cinéma et télévision sont des ventes annexes d’un produit qui est bel et bien, quoi qu’on en pense, un film de cinéma.
Et donc, il faut bien se rendre à l’évidence que le cinéma, l’industrie de la salle, mais plus encore la télévision, est, pour le coup, à la remorque d’une création Youtube.
La télé de rattrapage
Cet événement médiatique, sans doute périphérique dans le grand flot de l’industrie audiovisuelle, peut néanmoins être vu comme le révélateur de la bascule qui est en train de s’opérer. On se retrouve devant des chaînes de télévision qui achètent, sans doute à grand frais, un contenu déjà disponible gratuitement, littéralement à un clic de télécommande de leur propre offre.
Malgré les discours triomphalistes des acheteurs de ces chaines sur leur capacité à accueillir la nouveauté, ce mouvement tardif révèle à quel point elles ont du mal à garder le contact avec le jeune public, résultat d’un manque d’investissement dans de nouveaux formats depuis plus de 20 ans et l’avènement de la téléréalité, doublée d’une difficulté à reconnaître et soutenir de jeunes talents.
Et comme toujours dans pareil cas, alors que le cinéma se lamente une fois encore de sa mort prochaine sous les coups de boutoir de tous les Inoxtag de ce monde, c’est la télévision qui risque de prendre le plus grand coup dans l’affaire.
Télévision qui, même si elle se réjouit, se fait tout de même un peu balader par des créateurs et une plateforme qui ne cherche même plus à la concurrencer, mais s’installe tranquillement sur des créneaux qu’elle a déserté depuis des décennies.