11 Sep 24

La critique de cinéma est-elle vraiment en train de mourir ?

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Ce n’est pas la première fois que je parle de la critique de cinéma dans ces chroniques. Et souvent de manière pour le moins … critique.

Mais la première fois que j’en parlais, lors de la première saison, c’était déjà pour souligner la crise profonde que la profession connaissait.

Et voilà que l’actualité vient remettre en lumière cette crise. Lors du Festival de Venise, une lettre ouverte a été publiée sur Facebook, se plaignant que les grands studios étaient en train de tuer la critique de cinéma. Rien que ça.

Pourquoi donc ? Parce que dans l’énorme panel de stars - vieillissantes et à peine renouvelées, rappelons-le - présentes au Lido, seule une toute petite poignée ont accordé des interviews en dehors des conférences de presse.

Mais, en allant voir derrière le côté un brin geignard de la lettre ouverte, on arrive tout de même à voir toute la complexité du problème.

Car la lettre, en fait, ne vient pas tout à fait de toute la profession des critiques de cinéma, mais des journalistes cinéma qui ont le statut d’indépendants. Et elle décrit succinctement, mais avec acuité, l’origine de la crise. Ces journalistes passent leur temps à chasser l’interview exclusive de la star ou, encore mieux , la petite phrase qui fera le tour des réseaux. Tout simplement parce qu’il n’y a que ça qui se vend aux organes de presse installés. Cela dans l’espoir - et seulement l’espoir - de pouvoir placer dans la foulée une critique plus fouillée d’un film ou la découverte d’un auteur méconnu, comme le reconnaît le critique à l’origine de la pétition, Marco Consoli.

L’étau

On le voit, le problème de la critique est double. D’un côté, une précarisation sans cesse grandissante de leur métier, où le salariat est devenu ultra-minoritaire, avec des journaux généralistes qui n’accordent plus qu’une portion congrue de leur espace au cinéma, et des magazines spécialisés qui ne tirent plus qu’à une toute petite fraction de leur tirage de la “grande époque”.

Et on voit donc tel grand média licencier sans vergogne ses critiques historiques pour se concentrer sur la traduction des articles des collègues de l’autre régime linguistique. Ou les médias se partager le même article. Puis les médias publics sous-traiter leurs émissions culturelles à des sociétés indépendantes. Qui elles aussi, bien sûr, n’engagent que des pigistes. Faute de moyens.

On en arrive à cette foule de critiques tueurs à gages (ils étaient 3000 accrédités à Venise, 4000 à Cannes) qui se battent pour ramasser des miettes d’interviews car il n’y a que ça qui se vend. Qui postent frénétiquement sur X pour augmenter leur personnal branding. Et qui finissent par tous parler du même film, de la même manière, ou presque.

De l’autre côté du spectre, les interviews se raréfient pour des raisons autant stratégiques et économiques que … par peur.

Si les studios américains, puisque ce sont surtout eux qui sont visés, cadenassent autant les interviews, c’est tout d’abord qu’une journée de promo de star coûte cher. Très cher. Et que ces coûts sont répercutés soit sur les vendeurs internationaux, soit sur les distributeurs. Dont certains ne peuvent tout simplement plus se le permettre.

D’autant plus que, même si c’est presque un truisme, l’intérêt d’une bonne critique de cinéma pour les responsables de la promotion d’un film ne cesse de s’amenuiser. Certes, les films d’auteur ont encore besoin de ce levier, qui touche un peu mieux un public plus âgé et cultivé.

Mais le film aux ambitions plus commerciales s’en passera d’autant mieux que la couverture médiatique s’est élargie à une multitude de canaux beaucoup plus dociles, ou en tout cas pilotables : medias web, influenceurs, critiques amateurs, tous d’autant plus enclins à parler d’un film dont tout le monde parle qu’ils sont eux-mêmes obligés de surfer sur une vague d’actualité pour faire plus de vues.

Enfin, dans cette atmosphère de prédation commerciale, dans un moment socialement tendu tel que le nôtre, la peur du dérapage, du faux pas verbal, de la petite phrase qui crée une polémique qui finit par éclipser la promo du film est devenu la hantise de tout publiciste.

On en a vu, des stars écartées de la campagne in extremis, ou des films démolis par une polémique qui s’enflamme. Il suffit de voir, une fois encore, avec quelle délectation les rumeurs sur le tournage de Megalopolis ont été utilisées dès le lendemain de sa diffusion à Cannes. Rumeurs entretemps largement démenties mais le mal est fait, la loi de Brandolini a fait son effet, et les médias ont eu leurs clics. Sans jamais un discours un brin fouillé sur le film.

Crise dans la crise

En clair, la presse cinéma est emportée par la crise générale de la presse. Et on se demande comment elle pourra en sortir.

Ainsi, fin 2023, dans le dernier numéro de La Lettre, le magazine (désormais uniquement diffusé en ligne) du syndicat français de la critique ont été invités des rédacteurs de diverses publications, pour donner leur avis sur l’état de la critique. On y découvre un Fausto Fasulo, rédacteur en chef de Mad Movies, référence dans le cinéma de genre, qui se bat à éditer des hors séries pour garder son magazine à flots. On annonce la disparition de tel magazine, ou la tentative de survie de tel autre en ligne. On pleure la mort de Michel Ciment, comme la disparition d’une lignée désormais éteinte. Le ton, partout, est morose. On y salue les dernières lueurs d’une cinéphilie perdue, comme le compte Youtube Microciné. Mais on se demande, ligne après ligne, où est encore l’élan.

Le constat, en fait, n’est pas neuf. On sent bien que le Covid a fait souffrir une bonne partie de la profession. Mais cela fait bien quinze qu’on entend des oraisons funèbres de la critique. L’un des plus vocaux dans ce registre a été Jean-Baptiste Thoret.

Mais dans le même temps, le cinéma reste partout. Et avec lui le discours sur le cinéma. Des gens qui partagent leur amour du cinéma, il y en a des paquets. Et des gens passionnants, qui plus est. On vient de mentionner Microciné, mais il y en tant d’autres, comme les comptes Youtube Versus, Calmos, Demoiselles d’horreur, Le cinéma est politique et Videodrome, ou du côté anglosaxon, Brooey Deschanel, Patrick Willems, ou tous ces comptes d’analyse de films. Tout le monde a ses favoris.

Ce qui est en crise, aujourd’hui, c’est le modèle économique de la critique de cinéma. Comme de tout le commentariat culturel, je présume.

Quel modèle économique ?

Il y 3 ans, je plaidais pour que ce soient ceux-là même pour qui le travail critique est le plus profitable, producteurs, distributeurs, qui financent les efforts de critiques. Cela n’arrivera pas, sans doute, parce que la notion d’intérêt commun est devenue abstraite pour la plupart des agents économiques.

Peut-être qu’il faut tout simplement faire le deuil d’une critique de cinéma raccrochée à l’actualité. Celle-là a été rattrapée par le discours qu’on dira “amateur”, par les filmtoks, les avis définitifs et polémiques stériles déposés sur X. Tout cela suffit amplement à faire parler du film, dans un processus de bouche-à-oreille amplifié. Certes, la critique professionnelle ne disparaîtra pas totalement. Mais son influence commerciale, déjà bien entamée, risque encore de s’amenuiser.

Mais même comme cela, où trouver un modèle économique pour ces nouvelles formes de discours cinéphiliques, dans un monde aussi fragmenté que celui de la critique cinéma ?

Probablement dans une forme d’hyper-spécialisation. Le mouvement général de la presse va sur le même chemin, avec de petits médias indépendants, parfois même des journalistes seuls, qui adoptent les codes des influenceurs et créateurs de contenus, se font financer par leur public via Patreon, Kiss Kiss Bank Bank, Substack, ou par abonnement, pour leur fournir une information hyper fouillée et précise qui correspond à leurs propres centres d’intérêt.

Cela impliquerait une certaine starification de la critique de cinéma. Chose là aussi depuis longtemps disparue, et qui tente d’être rattrapée par cette course au personnal branding auxquels s’adonnent autant les acteurs de nouveaux médias que ceux des médias traditionnels.

Quoi qu’il en soit, et malgré ce que laisse sous entendre la carte blanche des critiques, ce glissement progressif de la critique vers autre-chose, quelle que soit cette chose, ne bouleversera pas l’industrie du cinéma.

Parce que, comme je le signalais déjà il y a trois ans, le critique cinéma, et c’est sa force, n’est rien d’autre qu’une activité parasite de l’industrie audiovisuelle. C’est à elle de trouver comment survivre, pas à son corps-hôte.


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