03 Jan 24

La domination du cinéma américain est-elle inéluctable ?

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La semaine dernière, nous avons analysé l’étude produite par l’Observatoire Européen de l’Audiovisuel. Une mine d’informations et de perspective sur ce qui fait le box-office aujourd’hui. Je vais me focaliser cette semaine ici sur l’une de ces données : la domination presque sans partage du cinéma américain sur le box-office européen.

Ce que nous avions vu dans cette étude est que cette domination est certesindiscutable, avec 63% du Box Office européen drainé par les seuls films américains. Mais elle révèle toujours un peu plus son Talon d’Achille : une concentration toujours plus importante des recettes sur les blockbusters. 21 films seulement portent la moitié du Box Office des films américains, et 1/3 du Box Office global des 27 pays d’Europe étudiés.

Ce qu’on a vu aussi, c’est que, avec toutes les précautions à prendre sur les chiffres nationaux qui ont servi de base à l’étude, tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne. Certains pays, comme la France, les Pays-Bas mais aussi notre petite Belgique, semblent nettement moins dépendants des films à grosse audience.

Histoire d’une domination

Mais revenons-en au cinéma américain en Europe. Et pour une fois, projetons-nous non pas vers l’avenir, mais dans le passé.

Il y a quelques semaines, les Mutins de Pangée, une coopérative de production française, très militante, a édité une collection de podcasts, dans lesquels ils interviewaient l’historienne communiste Annie Lacroix-Riz, autrice d’une étude fouillée sur le plan Marshall et ses conséquences sur l’économie européenne. Et parmi elle, le cinéma.

Il est bon de le rappeler, jusque dans les années 1930, la domination du cinéma américain sur les box-offices nationaux n’était absolument pas une réalité. Chaque grand pays avait une industrie nationale robuste, que ce soit en France bien sûr, mais aussi en Allemagne, en Italie et dans de nombreux autres pays.

Après la guerre, le paysage a été totalement bouleversé. La légende veut que l’Europe a été prise de passion pour la culture du libérateur. C’est peut-être en partie vrai, mais Lacroix-Riz démontre qu’il y a aussi eu une part prépondérante de tractations économiques et politiques, dont le point focal a été le Plan Marshall.

Quotas de films américains

Si le livre de Lacroix-Riz porte sur toute la domination économique forcée par les Etats-Unis sur les états européens, elle retrace dans les podcasts des Mutins l’histoire plus spécifique du cinéma français.

Dès 1936, en plein Front Populaire, les premières négociations démarrent sur la question du marché du cinéma. La demande des Etats-Unis : s’assurer une meilleure part de marché pour leur films, en imposant des quotas d’exclusivité dans les salles françaises, sur le modèle américain de l’époque. Et déjà là, ils remportent une belle victoire. Le cinéma américain prend de la place, de manière imposée, dans le box office français.

L'offensive d'après-guerre

Mais c’est après la guerre que l’offensive prend toute son ampleur. Les Etats-Unis imposent aux pays d'Europe, écrasés par la dette de guerre, des règles commerciales drastiques, dans tous les domaines. Y compris le cinéma. Tout cela est couvert par la légendaire offre de reconstruction de l’Europe. Mais Lacroix-Riz démontre que c’est d’une forme d’impérialisme commercial qu’il s’agit.

De négociations autour du cinéma il n’y eut pas vraiment. Le gouvernement, français dans ce cas, mais tous les pays sont concernés, signe un accord par lequel les films américains obtiennent près des deux tiers de l’exclusivité sur les salles nationales.

Les américains se frottent les mains. Ils ont 5 ans de films, déjà rentabilisés, en catalogue pour inonder les salles européennes.

La fin des industries nationales

Mais en conséquence, les industries nationales sont petit à petit laminées : l’Allemagne ne s’en relèvera pas. L’Italie tiendra le coup jusque dans les années ‘60.

La France, elle, connait une contestation bien plus importante. Notamment de la part du mouvement syndical et communiste, sorti renforcé de la guerre. C’est à cette époque qu’est créé le CNC. Les accords franco-américains Blum-Byrnes sont immédiatement combattus. Et amènent quelques aménagements à la marge, dont la célèbre taxe sur le prix des entrées de cinéma.

Voilà pour l’histoire.

Ce qu’elle nous apprend, c’est que l’influence culturelle américaine, pour bien réelle qu’elle soit, n’est en fait pas seulement naturelle, comme veulent nous le faire croire les quelques ultralibéraux qui ont retrouvé une tribune après l’affaire Triet.

Fragilité du modèle blockbuster

Revenons à notre étude de l’Observatoire Européen de l’Audiovisuel. A la lumière de ces faits historiques, on peut se refaire une réflexion qu’on avait déjà tenue au sortir de la crise du Covid, alors que les grands studios rechignaient à sortir leurs films dans un parc de salles pas encore totalement réouverts. A savoir que la grosse machinerie hollywoodienne écrase de tout son poids une diversité cinématographique qui démontre sa vitalité dès que cette chape de plomb se lève un tant soit peu.

La fragilité actuelle, peut-être simplement provisoire, du modèle US, avec son système de blockbusters en crise, laisse à nouveau entrevoir une certaine multipolarité à travers ses craquelures. Ainsi, à la fin de l’année dernière, c’est à nouveau un film chinois qui trustait le haut du box-office mondial. Et en 2023, pour la première fois depuis 2016, la machine à blockbusters Disney n’était plus le leader des studios américains en termes de recettes.

Retour à l'équilibre ?

Dans le même temps, la France vient de révéler des chiffres 2023 qui montre une redynamisation de l’ensemble du box-office, mais principalement porté par le cinéma national (+2% de parts de marché) et d’autres nationalités qu’américaine (+4.5% de parts de marché). Cela au détriment du cinéma américain (-7% de parts de marché). Elle enraye ainsi une chute qui durait depuis le début des années 2010.

L’analyse du CNC démontre aussi ce que pointait l’étude de l’Observatoire Européen de l’Audiovisuel, à savoir que les plus petits films enregistrent eux aussi une croissance de leurs recettes. Avec même des succès-surprise comme Anatomie d’une chute, Je verrai toujours vos visages ou Le consentement.

A n’en pas douter, 2024 sera encore une année de crise pour le cinéma américain, devant faire face au contrecoup des grèves. L’occasion, une fois encore, pour nos cinématographies européennes, de récupérer la place trustée, et redonner un peu d’air au cinéma dans son ensemble. Jusqu’à, pourquoi pas, faire repasser le cinéma US dans la minorité en termes de box-office en Europe.


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