26 Juin 24

La fiction politique a-t-elle encore une voix ?

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Dans le marasme politique actuel, issu des récentes élections européennes, on a à nouveau entendu beaucoup de références à la culture audiovisuelle. Surtout du côté français, où la tragi-comédie initiée par la dissolution-surprise de l’Assemblée Nationale et l’annonce d’élections-éclair a créé des rebondissement dont on rirait bien si l’enjeu n’était pas l’accession au pouvoir de l’extrême droite, dans une effrayante inversion des valeurs.

Beaucoup ont ainsi pointé les similitudes entre ce qui se passe en ce moment, et les péripéties de la saison 3 de la série Baron Noir, sur Canal +. Là aussi, la même dissolution de l’Assemblée au prétexte de faire parler la démocratie. Là aussi une extrême droite qui monte et des appareils de partis démunis sur la stratégie à mener.

Ces séries et films qui ont tout prévu …

Déjà, en 2020, lors des élections américaines, avait fleuri le même genre de discours. Le parallèle était là fait avec la série Veep, sur HBO, qui avait mis en scène, 4 ans auparavant, un imbroglio de comptage des voix tel qu’il s’est réellement passé en 2020.

Sauf que la série, déjà d’un cynisme assez noir, avait entretemps été rattrapée par la réalité. Au point que son personnage de politicien idiot, cynique, complotiste et arriviste, Jonah Rayan, malgré ses outrances, s’est toujours trouvé en deçà de Donald Trump.

Mais on pourrait remonter plus loin que cela, pour retrouver des références à la série The West Wing, ou à Game of Thrones, que le parti espagnol Podemos utilisait régulièrement comme référence. Sans oublier bien sûr les références à la comédie-culte Idiocracy, et ce fameux quizz, où il fallait deviner si une phrase avait été prononcée par le président du film, Dwayne Elisondo Camacho, ou par Donald Trump. Et puis, il y a eu, récemment, ces références constantes à Don’t Look Up, dès qu’une personne tente de placer le moindre discours écologiste sur un plateau télé rempli de boomers satisfaits.

A chaque fois, le même discours. Telle série, tel film, avait tout prédit, vu à l’avance vers quoi on allait.

… mais qui n’ont rien prévenu

On devrait, en quelque sorte, s’en réjouir. Mais aussi nous interroger. Si ces films, ces séries, ont tout prévu, pourquoi n’ont elle rien prévenu, rien empêché ?

En bref, comme le demandait le Youtubeur Bolchegeek à propos de Don’t Look Up, la fiction politique a-t-elle échoué ?

Justement, à ce titre, le cas de Don’t Look Up est assez intéressant. Voilà un film qui se veut un pur tract. Qui ne prédit rien, mais tente de décrire notre aveuglement face à une menace qui nous concerne tous. Un film qui a eu son impact médiatique indéniable. Et pourtant … la question écologique régresse, une fois encore. Les marches pour le climat n’attirent plus grand monde, et les politiciens cèdent avec une déconcertante facilité sur toutes les pressions liées à des réglementations écologiques.

Alors, pourquoi ces fictions politiques, aussi brillantes soient-elles, n’ont aucun impact ?

La politique comme shiny object

Mon hypothèse, c’est qu’elles sont devenues fascinées par leur propre sujet, la politique politicienne. Et comment les en blâmer ? La politique, avec son arrivisme, ses retournements de vestes, ses trahisons de personnes et d’idées, est un merveilleux matériel scénaristique. Et cela marche pour des pays au pouvoir hyper-centralisé comme la France comme pour des pays à la culture politique basée sur la proportionnelle comme le Danemark (avec Borgen) ou la Belgique (de 16, en Flandre).

Mais tous sont fascinés par ces deux seuls aspects : la politique de cabinets, et la manière dont on en parle dans les médias.

Mais qui filme les effets de ces politiques - et de cette déréliction du fait politique - sur les gens, sur le petit peuple ?

Les exemples sont rares, mais pas inexistants : il y a bien sûr l’indéboulonnable Ken Loach, ou la très confidentielle série Years and Years. Dans une certaine mesure Les fils de l’homme, ou encore Joker. Mais ensuite ?

A qui s’adresse-t-on ?

Alors que la France tente de revitaliser le passé glorieux du Front Populaire, il est peut-être bon de rappeler qu’à cette époque, les héros de cinéma étaient des héros populaires. Des cheminots, des ouvriers à casquette. Le héros de base, c’était Jean Gabin. Et Jean Renoir faisait financer ses films par les syndicats.

Il y a quelques jours, aux abords d’un meeting de campagne de Jordan Bardella, un journaliste interviewait un agriculteur, qui venait de virer au RN suite aux émeutes liées au meurtre du jeune Nahel. Il expliquait qu’il ne supportait plus cette situation : alors que lui travaillait comme un fou pour gagner à peine de quoi vivre, il voyait à la télé ces jeunes tout détruire.

Quels sont les cinéastes, les scénaristes, qui peuvent tirer le fil entre ces deux réalités, entre ces paysans au bord de la misère et les jeunes de cités qui voient les leurs assassinés par la police pour rien ? Qui pour redonner espoir, façonner de nouvelles utopies, populaires ?

Peut-être existent-ils déjà, si on accepte de se dessiller et de mettre de côté notre dédain.

Dans la comédie populaire. Chez les Tuche, par exemple. Oui, encore eux. Dans le troisième film, Olivier Baroux a fait, en gros, la même chose que toutes les fictions politiques décrites ci-dessous, sur le ton de la comédie : décrire la vacuité du pouvoir politique. Mais dans le quatrième opus, c’est bien une utopie qu’il construit, sous ses airs de conte de Noël beauf. Une utopie où il joue à plein le pouvoir révolutionnaire de concepts oubliés : le bien commun, la solidarité, la libre association et la gratuité.

Baroux président ?

En imaginant cette usine de rien, qui s’est affranchie de l’idée de profit et de patronat - le patron de l’usine est le Père Noël, c’est à dire personne -, dans une sorte de pays de cocagne où l’énergie est socialisée et gratuite et où on reçoit un salaire à vie, Olivier Baroux crée une société quelque part entre les théories de Friot et de Proudhon.

Le tout dans une comédie éminemment populaire - l’une des séries les plus populaires de ces deux dernières décennies. Et avec des personnages auxquels ont peut vraiment s’identifier : amateurs de frites, de bière, de foot et de karaoké. Pas des cyniques et idéalistes en tailleur et costume-cravate.

Comme le cinéma, le politique est en fait partout.

Et donc, le défaut de ces fictions, qui semblent systématiquement échouer, c’est qu’elles confondent le politique et la politique. Exactement ce que reprochent tous ceux, des électeurs de l’extrême droite aux abstentionnistes, qui veulent déboulonner “le système” : une déconnexion des discours politiques de la réalité quotidienne.

Le politique est ailleurs que dans les cabinets, les couloirs des hémicycles et plateaux de télé. Et il peut créer des fictions tout aussi intéressantes que ces grands cirques du pouvoir.

Et probablement plus efficaces, dans ce qui s’annonce comme une bataille pour l’hégémonie culturelle.

Dans ces conditions, avoir une vision restrictive de ce qu’est le cinéma peut avoir des conséquences aussi dangereuses que d’avoir une vision restrictive de ce qu’est le politique : laisser des boulevards ouverts au pire.


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