Pour la première fois depuis son entrée fulgurante dans l’arène du streaming vidéo, Netflix perd donc des abonnés. Pas beaucoup : 200.000 ont été annoncés lors de leur dernier earning call. Et cette perte est en partie explicable par le retrait de la firme du marché russe. Il n’empêche, cette petite perte révèle une chose : Netflix en a fini avec l’augmentation de son nombre d’abonnés par la conquête de nouveaux marchés, de nouveaux territoires commerciaux.
L'heure de la maturité
En clair, voilà Netflix en butte à un nouveau défi, celui d’opérer dans un marché arrivé à maturité. Comment faire, dans cette configuration, pour continuer à faire grandir son nombre d’abonnés, et éviter une chute drastique de son cours en bourse, et l’hémorragie financière qu’elle risque de causer? Il y a deux facteurs à tenir en compte. Il faut d’un côté travailler l’attractivité du produit dans ses marchés acquis, et de l’autre fidéliser sa clientèle existante.
Les dernières annonces du géant du streaming montrent qu’elle s’attaque de front à la première partie de l’équation. Elle veut limiter le phénomène de partage de comptes, et va proposer une formule meilleur marché, financée en partie par la publicité.
Le "live" à la rescousse
Mais elle est aussi consciente de sa nécessité d’affronter une vague montante de désinscriptions, causée en grande partie par l’augmentation de la concurrence sur son segment de marché. C’est ainsi qu’elle inclut maintenant une offre de jeux vidéo dans ses abonnements. Et qu’elle s’apprête à lancer des streamings live.
Arrêtons-nous deux secondes sur cette dernière annonce. Posons-nous la question de savoir ce qui mérite vraiment un streaming live. Intéressons-nous à ce qui déroge à l’une des features de Netflix : la disponibilité de toute l’offre du catalogue, à tout moment et en tout lieu. Qu’est-ce qui peut justifier qu’on bloque son agenda pour assister à un événement live, et qui plus est qu’on paie pour cela ? Je ne vois qu’un seul type d’événements: le sport. Or, ce n’est pas la direction que prend Netflix. Et pour cause, les plus grandes licences sportives ne sont pas disponibles sur le marché. Sur le court terme, le live ne permettra pas à Netflix de freiner le mouvement sortant.
Et donc, Netflix a un problème, d’autant plus aigu qu’il est le seul acteur du marché dont les abonnements au service de streaming sont la seule source de revenus.
Ce problème, c’est Netflix lui-même qui l’a causé. Le problème c’est la manière dont l’entreprise de Reed Hastings comptabilise le succès.
Le succès selon Netflix
On le sait, Netflix ne communique que les chiffres qu’il veut bien donner, et ceux que les instances de régulation boursières lui imposent de donner. Parmi ces chiffres, Netflix annonce régulièrement les séries les plus populaires sur sa plateforme. Et ces chiffres dépendent évidemment grandement de la manière dont on les compte. Chez Netflix, un succès est calculé sur le nombre d’heures de visionnage d’une série ou d’un film sur le premier mois de sa mise en ligne.
Le biais est évident: c’est une prime à la nouveauté et au binge-watching, sur laquelle la marque a fondé toute sa stratégie.
Calculer le succès de cette manière oblige à maintenir un flot continu de nouveautés, binge-watchables. Et, à première vue, ça marche. Les séries (parce que forcément, ce sont les séries qui sont avantagées par ce mode de calcul) qui ont du succès se révèlent parfois des petits phénomènes de société : Squid Game, The Crown, Stranger Things, Les Chroniques de Brigerton, The Witcher, La Casa de Papel sont devenues de solides licences.
Faire tourner la roue du hamster
Mais cette liste fait apparaître un sérieux revers à la médaille. Toutes les séries qui entrent dans cette liste sont des séries de genre: Science-Fiction, fantastique, histoire, action mais aussi animation. Des genres difficiles à produire. Qui demandent un temps long, dans l’écriture et la production.
En supposant que ces séries gardent leur popularité, et qu’on arrive à en produire à un rythme d’une saison par an (ce qui n’est pas le cas pour la plupart d’entre en elles), on n’arrive même pas à une série par mois, qui est comme a l’a vu la base de calcul de Netflix. Jusqu’à présent, la question n’était pas trop sensible puisque la plateforme pouvait compter sur un fond de catalogue acheté à d’autres sociétés de production. Mais cette manne se tarit inexorablement.
Et donc Netflix se trouve devant un mur. Comment continuer à nourrir la bête ? A faire tourner la roue du hamster ?
La solution évidente est bien sûr de produire plus et/ou plus vite. Des sitcoms, des drames adolescents, du documentaire. Mais on le voit dans la liste des succès, ce sont des produits d’appoint, qui peuvent à la limite servir de bouche-trous entre deux tentpoles. L’autre solution serait de produire mieux. Des licences plus fortes ou des séries suffisamment qualitatives pour inciter les spectateurs à sortir de leur zone de confort pour explorer des genres qui ne les touche pas à priori. Soit le modèle de Disney et de HBO.
Le temps selon Netflix : de 2 minutes à un mois
Dans le sabir du marketing, cette stratégie a un nom: on parle d’augmenter la CLV, la Customer Lifetime Value. La valeur d’un client sur un cycle de vie. Pour le dire de manière plus compréhensible : Netflix va devoir faire évoluer sa stratégie sur une approche de long terme. Elle doit arrêter de se penser comme une startup et commencer à agir comme une entreprise traditionnelle.
Est-ce qu’elle en est capable ? Bien évidemment. Ce n’est pas la première fois que la société modifie ses indicateurs de succès. Il n’y a pas si longtemps de cela, elle le comptait sur base du visionnage de … 2 minutes d’une vidéo !
C’est néanmoins là tout le paradoxe d’une industrie comme Netflix. Elle est assise sur une somme astronomique de données, dont elle a tiré sa singularité, sa fierté et son modèle industriel. Mais elle se trouve jusqu’à présent incapable d’en tirer des interprétations qui lui permettent de pérenniser ce même modèle industriel.
C’est toute l’ironie des entreprises dites technologiques. Elles sont des mécaniques parfaitement huilées. Mais dont les humains qui les utilisent ne maîtrisent pas encore le mode d’emploi.