Le système d’abonnement au cinéma existe maintenant depuis plus de 20 ans. Il a été introduit en Belgique en 2002 par UGC. Et il connaît depuis un peu plus d’un an un petit frère avec la carte Cinéville, destinée aux salles Arts et Essai.
Cinéville est lui-même une copie de l’initiative du même nom, menée en Hollande depuis 2009.
Cela commence à nous donner un peu de recul pour voir l’effet de la formule d’abonnement sur l’économie du cinéma.
Et justement, il y a quelques jours, le podcast de l’European Film Market consacrait un épisode au modèle de l’abonnement, avec des intervenants allant des créateurs de ces cartes aux exploitants en passant par les distributeurs.
Episode dont on peut tirer de nombreux enseignements.
Effets économiques
Commençons par l’évidence : quel est l’impact économique des formules d’abonnement ?
Prenons l’exemple de Cineville en Hollande. La carte compte environ 70.000 détenteurs, et annonce environ 2 millions de spectateurs par an. Pour une fréquentation nationale qui tourne aux alentours de 25 à 30 millions d’entrées en 2022 selon les chiffres de l’Observatoire Européen de l’Audiovisuel, cela nous amène donc aux alentours de 6,5 à 8% de la fréquentation via la carte Cineville. Plutôt pas mal.
Du côté de la France, les chiffres qu’on a pu trouver sont similaires, avec une moyenne de 7,3% de fréquentation via les diverses cartes.
Sauf qu’évidemment, ces 7 à 8 % de places occupées le sont avec des formules au rabais. Le système d’abonnement a donc pour tendance de tirer vers le bas la prix moyen du ticket. C’est 8 % des ventes de tickets qui rapportent moins à toute la chaîne de valeur du cinéma.
Effets socio-économiques
Mais cette assertion n’est vraie que si on considère que ces 8 % de spectateurs abonnés prendraient, sans l’existence de la carte, le même nombre de tickets au prix plein.
Et il est évident que ce ne serait pas le cas.
Une fréquentation moyenne aussi assidue n’est atteignable que si l’incitant économique existe. Ou plutôt que la contrainte économique est plus faible.
Les enquêtes sur les utilisateurs de ces cartes montrent que leur consommation du cinéma est en quelque sorte plus impulsive. Puisqu’ils sont abonnés, la décision d’aller voir plus ou moins de films n’a plus d’implication économique directe. Mieux, au plus ils vont voir de films, au mieux leur abonnement est rentabilisé. En clair, la carte est un incitant supplémentaire dans le processus de décision en faveur de la salle de cinéma.
Assez logiquement, les études démographiques des utilisateurs de cartes démontre la surreprésentation d’une catégorie particulière de la population: les jeunes. Avec leur appétit culturel mis sous pression par leurs conditions économiques, ils voient dans la carte un moyen de satisfaire leur curiosité tout en maintenant leur budget.
Or, on le sait tous, les jeunes sont LA population à reconquérir, surtout pour le cinéma d’auteur.
Effets économiques de long terme
Mieux encore : les dernières années nous ont donné à voir un autre argument en faveur de la carte. Elle offre une meilleure résilience au parc de salles qui l’utilisent.
Lorsque le marché est en berne, comme à la sortie des lockdowns liés au CoVid, les réseaux français possédant un système de carte, UGC, Pathé ou MK2 en tête, connaissent une reprise bien plus rapide ou subissent moins les contrecoups que les autres salles.
Et cela pour des raisons simples, corrélées entre elles :
- les personnes ayant opté pour un système d’abonnement sont presque par définition les plus gros consommateurs de cinéma en salles. Ils constituent donc le cœur de cible des salles. L’abonnement donne un accès direct à ce cœur de cible.
- l’affiliation engage l’utilisateur. Etre abonné à un service, ce n’est pas simplement utiliser le service. C’est s’engager à être ce type de cinéphile qui va au cinéma. L’affiliation à une carte de cinéma n’est pas la même chose qu’un abonnement à Netflix par exemple. Ce n’est pas l’accès à un buffet audiovisuel à volonté, que l’on pourrait arrêter quand on est rassasié. C’est une affirmation de ce qu’on est : un cinéphile ou un cinéphage suivant la définition qu’on veut se donner. Et on renonce moins facilement à quelque chose qu’on considère comme faisant partie de son identité.
- il y a un élément de communauté lié à ces cartes. Être abonné à une carte, c’est aussi être informé sur le cinéma par le biais de ces cartes, et des salles qui en font partie. Bien sûr, toutes les cartes ne travaillent pas avec la même ardeur cet aspect communication. Et dans le cas de cartes indépendantes comme Cinéville, il convient d’être prudent sur ce qu’on communique, pour ne pas privilégier une salle plutôt qu’une autre, ou de noyer ses abonnés sous un trop grand flux d’informations. Cependant, être abonné à une carte, c’est aussi s’informer plus sur l’actualité du cinéma.
- le coût d’acquisition d’un spectateur baisse avec la carte. On le sait, la promotion au cinéma est un éternel recommencement, qui se fait film après film, chacun étant par définition différent du précédent. Le coût marketing d’une sortie a explosé ces 20 dernières années, autant pour les blockbusters que pour les films à plus petit budget. Et ce genre de concurrence financière se fait toujours au détriment des plus petits acteurs du système : le cinéma d’Art et Essai. Une base installée, curieuse et fidèle, permet d’atteindre des résultats, en termes d’entrées salles, similaires pour un moins grand investissement. Il faut bien sûr pour cela que le taux d’abonnement soit suffisamment conséquent, et reste stable. Le défi des cartes est donc de garder un taux de désabonnement le plus bas possible une fois une certaine part de marché acquise. La bonne nouvelle est que le taux d’abonnement n’a pas l’air de devoir être très élevé. Les chiffres hollandais cités plus haut montrent qu’avec 70.000 abonnés, on peut atteindre 7 à 8% de parts de marché.
Effets écosystémiques
Les sondages d’opinion et les témoignages empiriques auprès des utilisateurs de cartes tendent à montrer que ceux-ci sont plus curieux, plus aventureux dans leurs choix de films.
C’est là l’un des préjugés qui collent le plus aux cartes de cinéma : elles constitueraient un effet d’aubaine économique qui, in fine, profiteraient le plus aux blockbusters.
Les faits semblent démontrer le contraire : si on peut parler d’effet d’aubaine (ce qui est discutable), il profiterait prioritairement à des films plus pointus. Des films que les spectateurs n’auraient pas été spontanément voir en salles si la contrainte économique était toujours là.
D’autant qu’il ne faut pas oublier un facteur important : la carte est personnelle. Elle ne joue donc pas dans la catégorie de cinéma comme activité sociale. A priori, on invitera moins facilement une personne à nous accompagner au cinéma si on sait qu’elle devra payer le prix plein alors que nous, en tant que détenteur de carte, ne la payons pas directement à la caisse.
Là aussi, une bonne part des témoignages semblent faire entendre que pour les détenteurs de cartes, le cinéma est une activité solitaire. Qui profite, là aussi à des films plus pointus, puisque la question du consensus sur le choix du film ne se pose pas non plus.
L’effet des cartes semble donc être aussi celui d’un aplatissement des inégalités entre blockbusters et films de niche.
Cela pourrait cependant être potentiellement un problème pour les cartes, surtout pour les cartes indépendantes. La cinéphilie a beau est une forme de distinction, au sens bourdieusien du terme, elle ne trouve sa valeur que si elle s’inscrit dans un cadre social où elle peut s’exprimer. Etre cinéphile exige une communauté qui reconnait la cinéphilie comme valeur.
A partir d’une certaine masse critique, il faut arriver à entretenir l’effet social, l’effet ciné-club si l’on veut. Trouver une juste balance entre une certaine forme d’individualisme cinéphile et le sentiment d’appartenir à une communauté.
Cela peut passer par la création d’outil de socialisation, comme l’application Cineville en Hollande. Ou la création d’événements pour les utilisateurs. Ou encore la création de contenus pour ses membres.
Quoi qu’il en soit, après la phase d’adoption, cet aspect communauté risque d’être le facteur de rétention primordial. C’est ce que démontre là encore l’exemple néerlandais.
Conclusion
Les cartes d’abonnement restent des objets relativement controversés dans le petit milieu du cinéma. Certains y voient une offre cinématographique au rabais, une Netflixation de l’expérience de la salle. D’autres essaient d’y voir l’avenir du cinéma, dans un monde qui vire au modèle de l’affiliation dans tous les secteurs d’activité.
Les cartes ne sont ni l’un ni l’autre. Car la consommation du cinéma est et restera diverse.
Par contre, elles sont un outil économique intéressant autant pour les distributeurs que les exploitants, offrant une base de spectateurs solide, certes moins rémunératrice, mais plus facilement activable. Elles donnent également à une offre cinématographique plus variée la possibilité de rencontrer un public. Public qui plus est plus prescripteur.
En sortant d’une vision économique court-termiste, pour englober une vision plus écosystémique, on ne peut se rendre qu’à une conclusion: les cartes de cinéma sont un outil bénéfique à tout l’écosystème du cinéma.