Ce n’est pas la première fois que je m’appuie ici sur une étude de l’Observatoire Européen de l’Audiovisuel, excellent organisme qui agrège les chiffres de toute l’industrie et rend visibles les grandes tendances du secteur avec une régularité presque métronomique.
Cette fois, c’est au rayonnement international des productions cinématographiques européennes que l’Observatoire s’est intéressé, avec une étude, publiée le 21 novembre dernier, intitulée : Made in Europe, Theatrical distribution of European films across the globe 2014-2023.
En clair : comment va le cinéma européen, d’un point de vue industriel ?
Diagnostic de santé du cinéma européen
Eh bien, comme toujours, cela dépend du point de vue.
Si on prend le point de vue de la production, le cinéma européen pète la forme. Entre 2014 et 2023, le nombre de films européens en circulation dans le monde a augmenté d’exactement 30%, pour atteindre aujourd’hui le chiffre coquet de 3 349 films distribués. Alors, ça ne veut pas dire qu’on produit 3 350 films par an en Europe. Les films sont exploités sur plusieurs années. Mais cela traduit néanmoins une augmentation assez importante de la production.
Remarquons toutefois que l’année 2023 est l’année qui a connu la plus grande augmentation de ces dernières années. Ce qui peut s’expliquer par le fait que les films qui devaient être tournés dans la période Covid sont arrivés à maturité. En retirant cette année un peu exceptionnelle et les 2 années Covid, on remarque une certaine stagnation depuis 2018 à 3 100 films en circulation environ. Ce qui est déjà pas mal, et nettement supérieur à tout autre marché dans le monde. 52% des films en circulation dans le monde en 2023 sont européens, contre 18% d’Américains, 6% de chinois et 5% de japonais.
Mais l’étude remarque, fort à propos, que beaucoup de ces marchés, et notamment les marchés asiatiques, ne visent absolument pas l’export. Ce qui conduit à une surreprésentation des films européens et américains dans les chiffres.
Les tendances de l’exploitation
Maintenant, si on prend les choses du point de l’exploitation, la situation se corse un peu.
Si on prend en compte les part de marché du cinéma européen sur le marché mondial, celui-ci représentait 6.3% des entrées dans le monde. Une proportion certes constante dans le temps, fluctuant sur la décennie étudiée en 5 et 10% du marché. Mais sans commune mesure avec les 56% de part de marché pour les Américains, 26% pour les Chinois, 5% pour les Japonais et 6% seulement pour tout le reste du monde, dont l’Inde, l’Indonésie, la Corée du Sud. Bref, pas que des petits pays en termes de production cinématographique.
D’un point de vue macroéconomique, le cinéma européen n’a cependant pas vraiment à rougir de sa place. Certes, il produit beaucoup plus de films que tout autre grand marché du monde, pour des parts de marché qui restent ridicules par rapport à ceux-ci. Si ce n’est que le budget médian d’un film européen, qui doit tourner autour de 3 à 5 millions d’euros, est sans commune mesure avec celui d’un film américain par exemple, qui tourne aujourd’hui autour des 60 millions de dollars. On produit donc, en moyenne, 20 films avec le budget d’un seul film américain.
Mais la chose qui m’a vraiment frappé dans cette étude est celle-ci : malgré la fluctuation (à la hausse) du nombre de films exploités, le pourcentage de films distribués en dehors de leur marché national reste lui quasiment constant, autour des 50%. Il est donc lui aussi en augmentation, en chiffres absolus. Mais cela veut dire aussi que la moitié des films européens exploités ne dépassent pas leur frontière nationale.
Chute des ventes internationales
Et cela se traduit de manière encore plus nette dans le nombre de tickets vendus. En 2023, 32% des tickets vendus pour des films européens l’ont été sur un marché étranger. Pour le dire plus clairement : 1/3 du chiffre d’affaire des films européens se fait en dehors de son territoire. Et donc, 2/3 sur son marché domestique.
Plus grave, ce pourcentage de 32% de recettes à l’étranger représente une baisse de 11% par rapport à la période pré-pandémique, où 43% en moyenne des recettes d’un film européen se faisaient à l’étranger.
Et inutile de rappeler qu’au niveau européen, et même mondial, le box office reste 35% en dessous des niveaux pré-covid. Donc, là aussi, en chiffres absolus, la baisse est encore plus marquée.
En clair: les ventes des films se font de plus en plus sur leur marché local. Et c’est plutôt une tendance lourde, qui s’observe depuis au moins 2014, date de début de l’étude sur laquelle je me base ici.
Raréfaction du blockbuster européen
L’autre tendance lourde de cette étude concerne la catégorie des blockbusters. Alors, attention, cette étude a une définition assez stricte du blockbuster européen. Il s’agit des films qui cumulent plus d’un million de tickets vendus dans le monde.
En comparaison avec la moyenne prépandémique, le nombre de blockbusters a chuté de 43%, soit bien plus que la baisse de fréquentation.
Pire, ils ne représentent plus aujourd’hui que 35% de parts de marché, contre 63% en 2014. Ce sont donc eux qui représentent la plus grande part de la chute de fréquentation. Tandis que les films qui font moins d’un million d’entrées représentent peu ou prou le même nombre d’entrées qu’en 2014. Soit 150 millions de tickets vendus par an environ.
Enfin, dernière tendance de cette étude: les exportation de films européens se font de plus en plus à l’intérieur du marché européen. Le nombre de tickets vendus en dehors du continent est en chute libre. Corolaire normal de la baisse de puissance de nos blockbusters qui, dans les années 2010, pouvaient générer des millions d’entrées à l’étranger avec des films comme Valerian, Taken, ou les Paddington.
Et la Belgique ?
Reste à savoir où nous, petits Belges, nous nous situons dans ce paysage. Notre production nationale fait partie de celle qui génère le plus de recettes à l’export, avec 77% des recettes de nos films qui viennent de l’étranger entre 2014 et 2023. Loin au-dessus de la moyenne européenne, à 25%. Ce qui nous place dans le top 3 des pays les plus exportateurs d’Europe, derrière l’Irlande, leader incontesté avec 92% de ses recettes qui viennent de l’étranger, et l’Angleterre, dont les chiffres sont évidemment biaisés par les productions hollywoodiennes qui battent pavillon anglais.
En termes de nombre moyens de marchés que nous touchons, nous sommes là aussi dans la moyenne haute, avec nos films qui se vendant en moyenne dans 3,5 pays. Ce qui nous met au même niveau que le Danemark et la Suède.
La question suivante est alors : est-ce que cette économie de l’exportation nous est bénéfique ? Encore une fois, la réponse est mitigée. Alors que les deux poids lourds de la production cinématographique européenne, le France et l’Angleterre ont une balance commerciale nettement positive en la matière, suivis par l’Allemagne, la Turquie, l’Espagne et la Pologne, tous les autres pays ont une balance commerciale négative. Y compris nous. Mais de peu, et cela s’explique par le succès des films flamands, qui surperforment souvent sur leur marché local. A ce petit jeu de l’export, ce sont donc les grands marchés qui dominent le jeu.
Sur notre marché interne, par contre, nous sommes dans la moyenne de la classe européenne : 29% de nos entrées salles le sont pour des films européens, contre 66% pour des films américains. Ce que nous avions déjà évoqué lors de la publication d’une précédente étude.
Qu’en conclure ?
Qu’est-ce qu’on peut retirer de cette avalanche de chiffres pour notre petite cinématographie ?
Eh bien tout d’abord, ce que tout le monde sait déjà : nous faisons un cinéma d’exportation, de prestige, qui nous réussit assez bien. Pour l’instant.
La deuxième chose, c’est qu’à ce petit jeu-là, nous sommes largement battus par nos grands voisins : la France, l’Allemagne, l’Angleterre. La France et l’Angleterre prennent à eux seuls 60% du marché de l’exportation.
La troisième leçon, c’est que le marché de l’exportation s’érode. Et s’érode vite. Pour l’instant, c’est par le haut que cette érosion se fait sentir. Sur les blockbusters, qui peinent à réunir le public.
Mais cette conclusion sera sans doute à nuancer, avec les pas moins de 4 blockbusters qu’auront connu la France en 2024. Si ce n’est qu’il est probable que, parmi ceux-ci, seul un voire deux, seront des succès à l’export. Et il sera utile de voir ce qu’il se passe dans d’autres pays. D’autant que l’Angleterre sortira désormais des chiffres européens, ce qui éliminera le biais des films américains à bannière européenne.
D’autant qu’on l’a vu, la part de marché des plus petits films, lui, stagne. Alors que le nombre de films produits augmente. En clair, quelle que soit la manière dont on voit le problème, le marché de l’export va se tendre.
Comment renforcer le marché national ?
Alors, si on voit ce marché de l’exportation se tendre, peut-on se tourner vers notre marché national ? C’est évidemment assez difficile à dire à partir de cette étude, qui analyse des tendances à l’échelle européenne. Le consensus, dans le petit milieu belge francophone, c’est de se dire que non. Nous sommes trop dépendants du marché et du poids culturel de la France, qui nous traite effectivement comme une sous-province depuis près de 50 ans.
Sauf que, peut-être, ce n’est pas vers cette dépendance-là qu’il faut regarder, mais vers celle des Etats-Unis, dont j’ai déjà décrit ici comment elle était une affaire de politique. C’est peut-être plutôt là que des marge peuvent se dégager. 66% des billets achetés en Belgique le sont pour des films américains. Les Turcs n’en achètent que pour 38%. Et à l’autre bout du spectre, en Irlande, c’est 83%.
Si on arrivait à une proportion proche de celle de pays similaires au notre, comme le Danemark ou la Tchéquie, où la part de films américains est en-dessous des 60%, c’est peut-être là qu’on trouverait cette marge qui nous manque pour gagner en autonomie.
Mais c’est une autre affaire, qui implique des choix politiques et industriels. Dont on reparlera la prochaine fois.