Nous revoilà dans la saison des cérémonies, et ses traditions. Comme tous les ans, la Cérémonie des César français a été le théâtre de sa petite polémique aux accents politiques. Cette année, c’est une jeune militante du collectif Dernière Rénovation qui aura créé la sensation, en apparaissant sur scène, arborant un t-shirt “We have 761 days left”, en référence aux prévisions du Giec sur le temps qu’il nous reste pour infléchir un tant soit peu notre trajectoire climatique.
Son apparition a laissé tout le monde abasourdi. Canal + a décidé d’interrompre la diffusion en direct, le temps de faire évacuer la militante par les services de sécurité.
Le comique et la militante
En toute logique, l’événement a créé l’indignation, comme nouvelle preuve de l’indifférence des élites face aux vrais problèmes de société.
Et c’est vrai que c’est bien triste : ils avaient prévu tous les sujets, l’Ukraine, l’Iran, l’absence des femmes. Et boum, ça leur tombe dessus sur le seul grand sujet obligatoire qu’ils n’ont pas couvert : le climat.
Mais dès le lendemain, une certaine partie de ce même monde du cinéma a tenu à rétablir l’équilibre et à se fendre d’une carte blanche, dans la Monde, donc uniquement accessibles aux abonnés . Signée par quelques-uns des Usual Suspects - Juliette Binoche, Cyrille Dion, Gilles Lellouche -, l’intervention enjoignait “le cinéma” de reprendre pied dans la réalité, et de prendre position dans le combat climatique.
Ce que peut "Lecinéma"
Certes, l’industrie du cinéma a son rôle à jouer sur le sujet. La production cinématographique a un problème d’empreinte écologique. Mais “le cinéma” ? Qu’est-ce que c’est ce que ce “cinéma” qu’ils interpellent ?
Cette conception du cinéma comme entité politique, qu’on généralise comme quand on dit l’Etat ou le Système, a une histoire longue. Cela fait des années déjà que les discours d’ouverture des grands festivals n’ont que ce concept à la bouche. Les phrases qui commencent pas “Le cinéma c’est…”, “Le cinéma peut…”, “Le cinéma doit …” font presque partie des passages obligés des discours. On voit même ressortir, 30 ans après La Liste de Schindler, la grandiloquence sur “ce que peut le cinéma…” à propos du dernier film de Steven Spielberg. Un néo-philosophe s’est même lancé dans une pseudo-psychanalyse du cinéma à partir de The Fabelmans. Où on apprend que le cinéma, tout le cinéma, en est arrivé au stade du doudou. Les verbes performatifs ne suffisent plus. Il faut personnaliser le cinéma.
Lecinéma arrête les guerres
Enfin, depuis un an, le premier ministre Ukrainien Volodymir Zelenski (qui, rappelons-le a été acteur, dans une série à succès qui a largement aidé son élection), fait une intervention dans les grands festivals pour rappeler le rôle du cinéma dans l’effort de guerre.
Alors, que recouvre ce concept de “lecinéma” ? Il ne recouvre bien sûr qu’une vision du cinéma. Celle d’un cinéma conscience du monde. Ce cinéma-là doit être ouvertement social, féministe, universaliste, anti-guerre etc. Le problème évidemment, c’est l’adverbe : ouvertement.
Ce que soutiennent tous ces discours, c’est que la production cinématographique - l’art du cinéma, cette fois - doit montrer qu’elle se soucie de ces problèmes. Pas forcément y prendre part, juste s’en soucier. Donner des gages de bonne foi sur les sujets chauds du moment. Il ne devrait pas être plus égalitaire dans son fonctionnement, juste parler de féminisme ou de capitalisme destructeur. Il peut continuer à engager des acteurs au passé avéré de harcèlement, mais tellement bankables. Il peut continuer à cantonner les Noirs et les Arabes au rôle de rigolos de service, comme ça a encore été le cas lors de cette cérémonie et continuer à s’autocongratuler entre bourgeois blancs.
Ce petit détournement sémantique, qui passe inaperçu tellement il est rentré dans les habitudes, a une fonction bien précise : rappeler qui détient le pouvoir symbolique. Le capital culturel comme disait Bourdieu. Ceux et celles qui le tiennent ne sont pas “le cinéma”. Ce sont les détenteurs du capital culturel. Celles et ceux qui pensent détenir cette autre forme de capital, autre que financier, celui de la culture.
Bourdieu en action
Quand Juliette Binoche se lève en début de cérémonie, elle ne le fait pas pour défendre le cinéma d’auteur. Elle le fait pour tancer un représentant de la culture populaire, Jamel Debbouze. Qui est peut-être plus riche qu’elle financièrement parlant, mais pas culturellement parlant. Il fallait le remettre à sa place. “Je n’ai pas pu m’empêcher de me lever au moment où Jamel commençait à ricaner sur les films d’auteur, même avec toutes les libertés que le stand up comics (sic) peut prendre, les films d’auteurs sont fragiles, difficiles à faire.”
Tout est là, mais bien caché : Les films d’auteur doivent être défendus, mais pas l’humour. Il sont difficiles à faire, mais pas l’humour. Jamel Debbouze ne se moque pas (même si il s’est entouré de toutes les précautions oratoires avant de se lancer), il ricane. On ne touche pas à “lecinéma”.
Soyons de bon compte, que ce genre de généralisation, de crispation et d’appropriation apparaisse aujourd’hui n’est que le cours normal des choses. La dernière crispation de ce type, on l’a dit, date d’il y a 30 ans, moment où le cinéma comme industrie passait aussi par un moment de crise.
Pour en revenir à notre militante, un mème s’est très vite mis à circuler sur les réseaux, mettant en parallèle ce plan des deux présentateurs endimanchés et de cette militante silencieuse, rictus à l’envers avec la fameuse scène de l’émission de TV dans Don’t Look Up. Même dispositif: une bourgeoise blanche et un noir rigolo face à un discours qui reste inaudible. Le rapprochement est saisissant.
Mais ce que racontait le film d’Adam McKay, c’est qu’il existe plusieurs façons de rendre un discours inaudible. L’une d’elle est de récupérer le discours et le détourner pour défendre sa position sociale, ses intérêts de classe.
“Lecinéma” ne peut rien faire, seul, contre le changement climatique. Ni contre la guerre en Ukraine, et probablement pas grand-chose pour le sort des femmes en Iran. Mais on peut, nous, agir, en tant qu’industrie, pour que cette industrie ne soit pas utilisée à des fins de reproduction des inégalités sociales et culturelles.