C’est la panique.
Quand nos amis et voisins Français en sont à convoquer des Etats Généraux, c’est en général qu’ils sont devant une crise systémique. Et qu’ils n’ont aucune idée de comment la résoudre. Si ce n’est en attendant que les pouvoir publics interviennent. C’est le principe même des Etats Généraux : faire des doléances aux instances de pouvoir en espérant qu’elles agissent en votre faveur.
Modèle vertueux
La crise à laquelle fait face le cinéma français est celle de son système de financement. Depuis 40 ans, le cinéma français vit sur un système vertueux, dans lequel une partie des recettes des films en salles sert à financer de nouveaux films, français. Sur chaque ticket vendu est prélevé une taxe qui vient alimenter un fonds, dans lequel puise le CNC pour préfinancer des films. Il s’agit d’une avance sur recettes, grâce auquel le fonds est à nouveau abondé. Et ainsi de suite.
Avec le temps, le modèle a dû s’affiner. L’arrivée des chaînes de télé privées, puis de recettes venant d’autres sources d’exploitation comme le DVD, ont amené la France, sous la pression de toute la chaîne d’exploitation, et principalement des salles, à réguler cette exploitation. Cela a conduit à la création des sacro-saintes fenêtres d’exploitation. Chaque segment de la chaîne de commercialisation d’un film se voit ainsi assigner un délai avant lequel il ne peut pas exploiter le film, laissant ainsi au segment précédent le temps de retirer des recettes du film.
Ces fenêtres ont de tout temps été le sujet de tensions. Le marché du cinéma est en constante évolution. Les habitudes de consommation aussi. La vitesse de rotation des films a commencé à s’accélérer, ce qui a amené à réduire régulièrement les fenêtres pour ne léser personne.
Mais le système garde en son cœur un défaut de taille, qui devient évident aujourd’hui. Il se fonde sur un présupposé : la primauté de la salle. Retirez la salle de l’équation et le système s’effondre.
C’est exactement ce dont on voit les prémisses aujourd’hui.
La salle moins centrale
Quelle est la situation ? Et bien pas top-top.
Du côté du box-office d’abord, qui semble se stabiliser 30% en-dessous de sa situation pré-pandémie. Il est aujourd’hui au niveau du début des années ‘80, époque à laquelle la France a commencé à comptabiliser le box-office, justement.
On l’a vu dans un précédent épisode, cette situation n’est pas forcément toute sombre, puisqu’elle fait émerger une diversité qu’on n’avait plus vue depuis longtemps.
Non, le problème sous-jacent de cette chute du box-office, c’est que l’écosystème cinéma a entretemps diamétralement changé. Hormis les grande villes, le parc de salles est principalement constitué de multiplexes, en périphérie des agglomérations. Commercialement, cela demande évidemment d’augmenter sa zone de chalandise. De ne plus compter sur les habitants du quartier (inexistants) pour remplir les salles, mais sur une zone d’une trentaine de kilomètres alentour. Psychologiquement, le prix à payer pour aller au cinéma est sensiblement plus élevé. Il faut vraiment que le film en vaille la peine.
Centralité du blockbuster
Vous voyez où je veux en venir : le parc de salles actuel est taillé pour le blockbuster.
Sauf que justement, de blockbusters, il en manque. Sciemment. C’est l’autre pan de la crise. La reprise en mains par les majors des modes de distribution. Toutes les majors ont ou vont avoir leur plateforme de streaming. Et elles s’en servent. Y compris comme moyen de pression.
Ainsi Disney ne le cache plus. Elle est prête a se passer du marché des salles françaises si le système des fenêtres reste en place. Pire, cela ne veut pas dire que si elle obtient gain de cause, tous ses films passeront par la salle.
En fait, une analyse de l’observatoire européen de l’audiovisuel vient de démontrer que déjà aujourd’hui, environ 30% des productions des majors sont exploitées directement en streaming, sans qu’il y ait pour autant augmentation du nombre de productions. C’est donc clairement au détriment de la salle que ces 30% de productions ont disparu.
Le lien entre la baisse de production des majors et baisse de box office semble évident. Mais il n’explique en fait pas tout. Et c’est peut-être même là qu’est un des rares signaux d’espoir. Parce que si on regarde les résultats des films pris individuellement, on remarque qu’il y a aussi une érosion naturelle de l’audience. Une fois cette baisse de produits disponibles retirés, on voit bien que ce qui reste, dont des blockbusters, intéresse moins. On en arrive même à une situation où un blockbuster sorti il y a 12 ans, Avatar, pure opération marketing pour le coup, arrive à se hisser dans les premières places du box-office.
Où est l’espoir là-dedans, me direz-vous ?
C’est que cette crise, comme toutes les crises, est aussi le signe d’une transition. Au milieu, ou plutôt au début de laquelle nous sommes aujourd’hui.
Fin de l'open bar
Ce que nous disent les chiffres, en filigrane, c’est que malgré tout, le goût du cinéma est toujours là. La curiosité du public aussi. L’appétence pour des histoires originales, des expériences inédites est toujours vivace.
Ces chiffres nous disent aussi que “le public” est devenu plus exigeant, et ne se retrouve pas dans l’offre actuelle de cinéma. Rien de plus normal à cela dans une période de transition. Les films qui sortent aujourd’hui ont été imaginés il y a 3, 4, 5 ans. Dans un autre monde.
Un monde rétrospectivement un peu bizarre. Un monde trop sûr de lui. Où, en fin de compte, le succès public d’un film n’était plus vraiment une variable d’importance. C’est le côté vicieux du système tel qu’il est encore aujourd’hui, longuement critiqué par ailleurs, un système qui institue sournoisement une logique d’open bar, un système où on fait un peu ce qu’on veut puisque finalement, ce sont les blockbusters, donc le cinéma américain, qui paie.
Il y a encore dix ans, le système fonctionnait puisqu’il n’y avait aucune alternative à la salle comme première plateforme d’exploitation. Maintenant que ce n’est plus le cas, forcément, les gros payeurs se disent qu’il est temps de clôturer le compte et de fermer la buvette. C’est peut-être cynique, mais tellement prévisible.
Ne pas construire sur un terrain loué
Dans le monde du marketing digital, il existe une expression qui dit à peu près ceci : ne construis pas ta maison sur un terrain loué. Ce que ça veut dire, c’est qu’il ne faut pas construire l’entièreté de son business sur le business d’un autre. Les autres étant dans ce cas-ci Facebook, Youtube, Google, Twitch, sur lesquels se basent une foule de petits créateurs / influenceurs pour construire leur audience. Avant de se retrouver pris au dépourvu quand lesdites plateformes changent les règles du jeu, pour leur propre intérêt.
Le truc, c’est d’utiliser ces plateformes comme levier, mais de garder le contrôle et le contact direct avec sa propre clientèle, via un site web et, surtout, des emails.
Le cinéma français (et le notre aussi, ne nous leurrons pas) est exactement dans cette situation. Il a construit son modèle sur celui d’un autre (le cinéma américain). Aujourd’hui que le cinéma américain change les règles, il ne sait plus trop quoi faire. Il a laissé la situation se dégrader, en tuant ce qu’on appelait à l’époque les “films du milieu”, ne laissant plus la place qu’à une division de plus en plus frontale entre grosses machines pour multiplexes, et cinéma d’auteur pour public urbain.
Et on assiste à cet écharpage à longueur d’éditos dans le monde, d’articles dans Libé et les Inrocks sur les "déclarations indignes et cyniques" de Jérôme Seydoux, sur comment le système français est le dernier rempart contre la barbarie commerçante. Tous discours certes dignes d’intérêt mais qui ne résolvent pas le problème. La question des avantages comparatifs de la Ferrari et de la Twingo deviennent un peu caducs quand l’essence vient à manquer.
Soyons clairs, la même chose nous pend au nez. Sauf que nous, nous n’avons même pas les moyens de produire des grosses machines.