09 Fév 22

Les producteurs sont-ils des voleurs ?

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Cette semaine, j’aimerais aborder un sujet un peu polémique : les rémunérations dans la production de films.

Je suivais récemment une conversation sur Facebook sur la rémunération des frères Dardenne sur leur dernier film à ce jour, Le Jeune Ahmed. Il y a quelques mois, le magazine Le Film Français a publié le budget du film, comme ils le font régulièrement, à titre d’exemple. Il apparaît qu’ensemble, les frères ont récolté un peu moins de 20% du budget global à titre de réalisateurs et d’auteurs du scénario.

Comme très souvent sur Facebook, cela a déclenché une série de réactions indignées sur le thème d’un système qui ne tourne pas rond.

Ce qui m’étonne là-dedans, c’est que le sujet étonne encore.

Comment les producteurs gagnent leur vie ?

Avant d’aborder la question plus avant, un petit disclaimer. J’ai moi-même une position claire sur le sujet, que nous appliquons dans notre société de production - une coopérative - : Nous appliquons une égalité salariale stricte. C’est-à-dire que les réalisateur.rice.s touchent, à la journée, la même somme que pour tous les autres postes.

Revenons-en à notre polémique, et cela va nous obliger à plonger un peu dans la manière dont les films sont produits dans notre Fédération.

Sur un budget de production, les producteurs se rémunèrent de différentes façons: D’abord à travers un poste de producteur.rice délégué.e. Ensuite, sur un pourcentage du budget global de production. La norme est de 10% à titre de rémunération de la société de production, et de 7% à titre de frais généraux.

Le cas des frères Dardenne est un peu particulier, dans le sens où ils sont également producteurs de leurs propres films. Cela n’a l’air de rien, mais cela a des implications importantes. On peut imaginer qu’une partie de leur rémunération en tant que réalisateurs couvre aussi une part de leurs responsabilités en tant que producteurs. Cela n’est bien sûr qu’une supposition,. Mais prenons que la moitié de la rémunération est en fait une part de production. On en arrive à un pourcentage d’environ 30% du budget global qui revient à l’aspect production du film.

C’est énorme.

Mais est-ce que ça l’est vraiment ? Ce n’est pas la première fois que j’entends ce chiffre de 30% comme la marge minimale pour atteindre la rentabilité sur une production. Et ce n’est pas aberrant compte tenu de la masse de travail, d’administration et de risque que comporte le métier.

D'où vient l'argent ?

Sauf que, me direz-vous, le film se vend, fait des entrées, des ventes aux télé, des recettes. Certes, mais les recettes ne sont pas les bénéfices.

Et là, il me faut parler de financement. En Belgique francophone, et dans une grande part des pays européens. les films, en tout cas les films d’auteur, sont financés par des pouvoirs publics, des incitants fiscaux, des organismes de financements régionaux et des préachats. Ces financements sont pour la plupart des avances. Qui doivent être remboursés sur base des recettes.

Comme pour tout produit, un film ne fait des bénéfices qu’une fois qu’il a remboursé ses coûts de fabrication. Et c’est là que la bât blesse pour la Belgique.

Prenons comme exemple un film à très petit budget: 1 million d’euros. Sur la seule vente de tickets en salles, un producteur récupère, à la grosse louche, 2€. Il lui faudrait donc 500.000 entrées en Belgique, rien que pour rentrer dans ses frais de production.

Quasi-impossible. Chez les distributeurs belges indépendants, on fait la fête quand un film dépasse les 100.000 entrées. En temps normal. Dans cette période post Covid, où les salles enregistrent des baisses de fréquentation de 50%, cela n’arrive tout simplement plus. Et on parle là de gros films d’auteurs, souvent des films primés.

Recettes annexes ?

Mais il y a les télés. Pas forcément. Les grandes chaînes de télévision, et maintenant les plateformes de streaming, ont une obligation d’investir dans la production de films. Et montent donc dans le financement du film, auquel est assorti la prise des droits de diffusion.

Restent les ventes internationales, qui sont variables d’un film à l’autre, et limitées par la langue française. D’autant que là aussi, on négocie souvent des minimums garantis, qui rentrent dans les frais de production. Ce n’est qu’après recouvrement de cette avances, et des frais de publicité par le distributeur du pays concerné que les recettes comment à revenir au producteur.

En clair, faire un film chez nous n’est pas rentable. Et les producteurs sont donc obligés de se rémunérer en amont.

Il est où, le scandale ?

Est-ce scandaleux ? Je ne le pense pas. Le cinéma est une industrie, mais une industrie du prototype. Le risque est sans cesse renouvelé. Et tous les arguments d’ordre culturel et artistique jouent aussi, bien sûr. Car oui, c’est un art industriel.

On peut se scandaliser tant qu’on veut de ce qu’on pense être des aberrations du système. On peut se dire qu’un cinéma qui ne fait pas de bénéfices ne devrait tout simplement pas exister. On peut. Mais ce n’est pas le choix que nos pays ont fait. Et force est de constater cette tarte à la crème: sans ce “système”, il n’y aura pas de frères Dardenne, mais pas non plus de Jaco Van Dormael, de Nabil Ben Yadir, de Panique au Village, de Fils de plouc, de Laura Wandel, dont le Un Monde est l’un des films de l’année.

Se poser les bonnes questions

Reste à se poser cette question: malgré cela, les Dardenne méritent-ils une telle rémunération ? On le voit, étant donné notre mode de production, la question n’a pas vraiment de sens. C’est parce qu’ils ont réussi, à travers leur société de production, à réunir des fonds conséquents qu’ils peuvent se rémunérer autant. Ils ne dépassent pas les standards tacites du métier.

Et n’oublions pas qu’ils servent également de porte-drapeau de leur société de production, avec laquelle ils produisent la fine fleur du cinéma européen. Leur réputation, et les sommes qui leurs sont reprochées ici servent, aussi, à prendre des risques par ailleurs.

Je terminerai par une question totalement ouverte, à laquelle je n’ai, pas plus que quiconque pour l’instant, aucune réponse: une industrie cinématographique rentable est-elle possible en Belgique ? Et à quel prix ?

A la semaine prochaine.


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