17 Mai 23

Les studios et la plaie du D2C

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Si comme moi vous êtes sensible à l’ironie, la dernière édition du Cinemacon, cette énorme convention des exploitants de salles de cinéma américaines qui s’est déroulée en avril 2023, a dû vous remplir de joie.

L’un après l’autre, tous les grands pontes des studios hollywoodiens se sont succédé pour déclarer leur amour à la salle de cinéma. Et cela quelques mois à peine après avoir annoncé que tous leurs efforts se tourneraient maintenant vers le streaming, et avoir bataillé pour réduire les fenêtres d’exploitation cinématographique à néant.

Virage à 180°

C’est que, comme je le disais il y a quelques semaines, les grands acteurs du streaming se sont rendu compte que leur activité était loin d’être un long fleuve de revenus passifs tranquille. On le sait maintenant tous, la plupart d’entre eux naviguent à vue.

Mais on ne se rend juste pas compte à quel point. Un long e-book disponible sur Internet en suivant le lien thestreamingbook.com retrace l’histoire de ce qu’on appelle désormais les Streaming Wars. Dès son second chapitre, qui retrace les 3 dernières années de “stratégie” des grands acteurs du milieu, son auteur Matthew Ball énumère la longue litanie de revirements qui émaillent le secteur depuis 2019. Le tout avec une valse des têtes dans les postes à responsabilité, qui tiennent aujourd’hui moins longtemps qu’un entraîneur d’équipe de Ligue Pro.

La ligne du temps des "stratégies" des streamers de 2019 à 2022. Source: Matthew Ball - The Streaming Book

D’où ces déclarations d’amour renouvelé à la salle de cinéma.

Bien sûr, de nombreux facteurs expliquent ce nouveau revirement hypocrite. Et le moindre n’est bien sûr pas le fait que les chiffres de l’exploitation cinéma sont en train de retrouver ceux d’avant la pandémie, qui eux-mêmes avaient atteint un chiffre record. Diversifier ses sources de revenus est toujours une option saine pour une entreprise.

J’aimerais néanmoins aborder aujourd’hui une autre hypothèse, qui ne me semble pas négligeable pour expliquer cette stratégie de la panique au sein des grands studios.

Le passage à la vente au détail

Avec le streaming, tous ces acteurs ont dû s’affronter à une chose qu’ils ne maîtrisent pas. Ce qu’on appelle dans le jargon commercial, le direct to consumer, la vente directe au consommateur final. Car en fait, que ce soit les studios comme Disney, Sony ou Paramount, ou même des acteurs comme Netflix ou Amazon, personne jusque-là ne s’était réellement affronté à la vente directe. Ou en tout cas plus depuis très longtemps, du temps où les studios possédaient leurs propres réseaux de salles. Tous, autant qu’ils sont, se sont spécialisé dans la fourniture d’un produit ou d’un service à d’autres entreprises, en ce compris les “pure players”. Netflix s’est créé comme un service de distribution, tout comme Amazon. Ce n’est que par la force des choses qu’ils ont fini par vendre leurs propres produits.

Et aujourd’hui, tous autant qu’ils sont, ils sont en train de se casser les dents sur la vente au particulier.

N’importe quel gourou autoproclamé sur internet vous le dira : si vous voulez démarrer dans le commerce, commencez par le business-to-business.

Et cela pour une raison somme toute très simple : dans cette configuration, les règles sont réduites aux simples relations commerciales. Tout ce qui se discute dans ce cadre n’est au bout du compte qu’une question d’argent. Le but d’une entreprise qui fait du business to business est de permettre à ses clients soit de gagner plus d’argent soit d’en économiser.

Plus profondément, les relations sont elles aussi simplifiées. Ce ne sont en quelque sorte que des relations de dominant à dominé. Parfois c’est le fournisseur qui est le dominant, dans d’autres cas c’est le client qui l’est. Mais rien ne vient interférer cette logique.

Changement de modèle

Dans le cas de la vente directe, la logique est profondément différente. Votre client n’est plus une entreprise mais un individu. Et un individu est forcément nettement plus complexe qu’une simple entreprise. L’individu est guidé par des choses aussi irrationnelles que ses désirs. Et le propre des désirs est qu’ils sont sans cesse changeants et fondamentalement insatiables.

Un client humain ne se domine pas. Un client humain n’est jamais acquis. Il faut sans cesse recommencer à lui servir ce qu’il attend. Pour autant que l’on comprenne ce qu’il attend vraiment.

Loin de moi l’idée de faire de la psychologie ou de l’anthropologie de bas étage, mais simplement de vous décrire la différence fondamentale entre ces deux types de commerce.

Or donc, historiquement aucun de ces acteurs n’a jamais eu à traiter directement avec son client final. Le cinéma a toujours été une longue chaîne d’intermédiaires avec ses agents de vente internationaux ses distributeurs, ses exploitants.

Avec la ruée sur le streaming, les producteurs et plus précisément les grands studios ont cherché à traiter directement avec le client final. Pour se rendre compte que c’est loin d’être une mince affaire.

Les investissements colossaux donnent des résultats qui ne sont pas à la hauteur des attentes des actionnaires, et les taux de désabonnement commencent déjà à augmenter. Pire, les grandes plateformes, incapables de tenir le rythme de nouveaux contenus intéressants, qu’elles ont elles-mêmes imposées à leurs spectateurs, en sont réduites à s’arracher les classiques de l’ère de la télévision (les Big Bang Theory, Friends, Seinfeld) et à payer à grands frais des droits sportifs même pas exclusifs.

Le cinéma n'aime pas ses spectateurs

Tous se sont rêvé en grands disrupteurs, destructeurs de le télé et du cinéma de papa, et se retrouvent maintenant à devoir gérer un public versatile, qui s’obstine à ne pas rentrer dans leur business model ou suivre les recommandations de leurs algorithmes omniscients.

On vous le dit, ce n’est pas facile de commercer avec de vrais gens.

D’autant que l’histoire des relations de l’industrie du cinéma avec ses spectateurs est depuis longtemps tumultueuse. En caricaturant à peine, l’industrie n’a, dans la réalité, jamais vraiment aimé frayer avec sa propre clientèle.

Souvenons nous par exemple de l’époque du dvd, où le client était soupçonné d’être un voleur dès le moment où il enfournait le disque dans son lecteur.

Aujourd’hui encore, certains cinémas continuent de traiter leurs clients, qui viennent pourtant de passer doublement à la caisse, de gros lourd, d’égoïste vulgaire, voire de porc balançant son popcorn acheté à prix d’or partout sur la moquette. D’autres encore tentent de trouver la parade en éliminant toute interaction humaine en dehors des stands de friandises et en appelant la police dès qu’un film amenant une population indésirée arrive sur les écrans. Et on remarquera enfin que les quelques salles qui assurent aimer leur clientèle opèrent, de fait, une sélection plus ou moins naturelle par leur programmation, leur implantation et leur décorum.

Citons enfin la nouvelle lubie de Netflix, la chasse au password sharing, avec l’argument qu’il s’agit d’une fraude. Et que la fraude c’est pas bien. Ce qui est toujours cocasse pour une société qui fait tout pour ne pas payer d’impôts.

Bref, l’idée que l’industrie du cinéma n’aime en fait pas ses propres spectateurs est depuis longtemps plus qu’un soupçon. Elle n’est certes pas la seule à se méfier de ses clients. Il suffit d’entrer dans une magasin, avec ses portiques, ses caméras de surveillance et ses vigiles, pour s’en persuader. Mais au moins, les vigiles sont à la fois menaçants et obséquieux. Les stewards de match de foot sont plutôt bonhommes. Les caméras de surveillance sont là “pour notre sécurité”. Hypocrite, certes, mais courtois.

Surmonter la méfiance

Le cinéma est, à ma connaissance, la seule industrie culturelle, si pas la seule industrie tout court, qui se permet de traiter son audience de la sorte.

Mais aussi à lui mentir, ou à tout le moins à ne pas tenir ses promesses. La promesse du streaming à ses débuts, était d’enfin offrir un accès facile à toute la culture audiovisuelle, comme Spotify l’a fait pour la musique. 15 ans plus tard, le paysage n’a jamais été aussi morcelé. Et tout le monde se bat pur les grandes licences, laissant le cinéma de niche et le cinéma à petit budget sur le carreau.

Soyons de bonne guerre, les streamers ne sont pas les seuls à entretenir ce mensonge. C’est le cas pour tout ce qu’on a appelé la “démocratie culturelle”, où l’on a été jusqu’à instituer un accès aisé et démocratique aux productions culturelles comme un droit. Résultat, la fracture culturelle n’a jamais été aussi grande et les friches d’accès à la culture s’agrandissent.

C’est aussi à tout cet historique de méfiance mutuelle que s’affrontent subitement les studios. En voulant se passer d’intermédiaires, ils finissent par se rendre compte que la culture de masse n’est en fait rien d’autre qu’un concept. Qu’il ne suffit pas de produire toujours plus de contenus pour qu’il soit regardé. Que la consommation culturelle reste, quel que soit son mode de diffusion, une interaction sociale. Que la salle de cinéma est un lieu étrange. Pas juste un lieu de grand spectacle, ou de consommation “premium”. Un lieu de spectacle différent des autres, où l’on se sent à la fois seul avec le film et en société. Et surtout, ils se rendent compte que ce lieu implique le travail de toute une chaîne qui donne en fait toute la valeur à un film.

Une chaîne qui accepte, même si c’est souvent de mauvais gré, que tout cela est fait pour des gens, pris individuellement. Et que les gens, ça se cure le nez, ça boit bruyamment, ça vérifie son smartphone toutes les 5 minutes, ça ne fait jamais ce qu’on attend d’eux.

Bref, ils redécouvrent que si on veut viser le portefeuille, il faut bien se farcir tout ce qu’il y a autour.


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