08 Jan 25

Nebula, ou comment professionaliser Youtube ?

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Connaissez-vous Nebula ? A moins que ne vous soyez friands du Youtube anglophone, il y a de fortes chances que non.

Nebula est une plateforme de streaming comme il en a fleuri des dizaines lors de ces dernières années. Elle fait partie de ces toutes petites plateformes qui sont restées sagement sous les radars lorsqu’a sévi la déjà bien oubliée guerre du streaming. Rappelez-vous de cette époque pas si lointaine, où les géants du secteur jetaient des milliards de dollars dans des plateformes, se coupant de leurs propres sources de revenus au cinéma, avant de monter tous les 3 mois les tarifs de leur services, puis d’introduire de la publicité. Pour aujourd’hui, finalement, faire de la télévision, comme il y a trente ans.

Par rapport aux mastodontes actuels, Nebula est donc une toute petite plateforme. Et, d’après toutes les prédictions des Nostradamus de l’audiovisuel, elle aurait dû disparaître, écrasée par les géants du streaming. Et pourtant, elle bien là. Et tout, de son contenu à son business model, mérite qu’on s’y attarde.

Alors, on va s’y attarder.

Etrange proposition de valeur

A première vue, pour le consommateur, la proposition de Nebula n’est pas très attrayante : retrouver les vidéos de ses Youtubeurs préférés, sans pubs, sans sponsoring, ainsi que des contenus exclusifs de ces mêmes Youtubeurs. Tout cela pour 6$/mois ou 60$ par an.

Payer pour un contenu déjà disponible, gratuitement, sur Youtube. Voilà un étrange business model.

Sauf que cette réflexion ne prend pas en compte deux points :

  1. Les publicités sur Youtube deviennent une plaie qui rappellent les pires heures de la télé commerciale tant la filiale de Google cherche à optimiser ses revenus … et à pousser les consommateurs à souscrire à son propre abonnement, à 10$ par mois.
  2. Tout le monde sait bien que les revenus que touchent les Youtubeurs de la manne publicitaire de Youtube ne suffisent pas à se professionnaliser. D’où les appels constants au don, les sponsorings de vidéos, la migration vers Twitch. Ou, pire, les logiques à la MrBeast et autres vidéos Feats&Fun, qui n’ont d’autre but que d’optimiser le revenu publicitaire. Et là, à terme, c’est la création vidéo qui en pâtit.

Dans cette optique-là, la proposition de Nebula prend tout de suite un peu plus de sens. En un seul abonnement, le consommateur fait coup triple : il se débarrasse des pubs à moindre coût qu’avec l’abonnement Youtube, il soutient non pas un mais un ensemble de ses créateurs favoris et il s’assure que ceux-ci peuvent continuer à produire du contenu de qualité.

Une coopérative … mais sans le dire

Mais justement, quel est l’intérêt du côté des créateurs ? Qu’est-ce qui pourrait les inciter à rejoindre la plateforme ? L’argent, bien sûr. Même si, il ne faut pas se leurrer, ce genre de plateforme ne leur assurera pas un revenu stable. Juste un appoint dans leurs sources de revenus, ce qui n’est pas négligeable. Mais ils doivent encore s’appuyer en grande partie sur leurs revenus provenant de Youtube et de ses dérivés. Et donc, comme ils doivent continuer à produire des vidéos sur la plateforme de Google, ça assure, en retour, à Nebula un approvisionnement constant en nouveaux contenus.

A côté de cela, l’argument-phare pour les créateurs, c’est le contrôle. Ici, pas besoin de courir derrière les derniers changements de l’algorithme, de s’interroger sur la couleur de fond de son thumbnail, ou de copier ce qu’a fait la chaîne d’à côté pour percer. Si les gens sont sur Nebula, c’est pour voir des vidéos de créateurs précis, pas ceux proposés par l’algorithme de Youtube.

Et c’est ici qu’il faut se pencher un petit peu plus sur le business model de Nebula, et son historique.

Parce que Nebula, et la société qui la chapeaute, ce n’est pas simplement une plateforme. C’est aussi une agence. Son créateur, Dave Wiskus, a d’abord été - et est toujours - un agent de créateurs de contenus, qui les représente dans les négociations avec de futurs sponsors. A la création de Nebula, il a réuni ses clients, et leur a proposé la chose suivante : une plateforme de streaming, possédée et gérée en commun.

Alors, soyons clairs, on est aux Etats-Unis, on ne parle pas de coopérative. Mais l’esprit y est, quand même. Chaque nouvel entrant prend des parts dans l’entreprise, et a droit à la distribution des recettes.

Distribution de revenus

Cette distribution, parlons-en. Même si elle n’est pas révélée dans ses moindres détails, elle est néanmoins assez clairement relatée dans la documentation du site. La société-mère de Nebula, Standard, garde 50% des recettes, qui servent à financer le personnel (en ce compris du personnel de création de contenus comme des monteurs, des créateurs de modèles 3D, des motion designers, mais aussi des développeurs et le personnel de marketing). Les 50% restants reviennent aux créateurs eux-mêmes.

Comment sont répartis ces 50% ? Semble-t-il, de deux manières.

La première est liée au temps de visionnage : au plus les vidéos d’un créateur ou d’une créatrice donnée sont regardées, au plus son compte est crédité.

La seconde est un système classique d’affiliation. Le recrutement de nouveaux abonnés se fait par sponsoring des vidéos que les créateurs postent sur Youtube. Où, comme on en a l’habitude, chacun d’entre eux a un code personnel, qui donne droit à une réduction substantielle sur l’abonnement annuel. Pour chaque nouvel abonné apporté par l’un des créateurs, son compte est crédité d’une partie des revenus.

Et là, vous vous dites sans doute : qu’est-ce que ça veut dire “son compte est crédité” ? Eh bien il semblerait que Nebula fonctionne un peu comme les comptes producteurs qui existent au CNC ou dans notre Centre du Cinéma. A savoir que les recettes qui sont générées par les créateurs ne leur reviennent pas directement mais alimentent un compte dans lequel ils peuvent puiser pour financer leurs futures créations … pour autant que ce soient des créations originales pour la plateforme.

Développement de contenus originaux

Ces contenus originaux peuvent prendre plusieurs formes. Soit il s’agit carrément de concepts propres à la plateforme, comme cette sorte de jeu de cache-cache autour du monde, Jetlag, développé par Wendover Productions (4.7 millions d’abonnés sur Youtube), ou une histoire des plus grandes villes du monde par City Beautiful (707.000 abonnés). Cela peut aussi être des versions allongées des vidéos qu’ils ont créé sur Youtube, voire même des vidéos complémentaires, comme le fait régulièrement Patrick Willems (540.000 abonnés).

Mais cela peut aussi être de la pure création. Nebula a ainsi déjà produits des documentaires d’investigation, des courts métrages, et même une pièce de théâtre.

Tous contenus dont Nebula a la propriété. Comme un peu toutes les plateformes de streaming actuelles. Mais cela veut dire aussi qu’elle est en possession de contenus qu’elle peut aisément revendre ou exploiter. Dans ce cas, elle agit plutôt comme une société de production classique. Ainsi, la pièce de théâtre a bien sûr été exploitée sur scène avant d’être disponible en captation. Et on pourrait aisément se dire que des séries limitées crées pour la plateforme puissent se vendre à d’autres diffuseurs, créant ainsi une nouvelle source de revenus pour Nebula, et donc pour ses auteurs.

Bon, tout cela est bien beau, mais est-ce que ça marche ?

Une petite affaire qui roule

A en croire les chiffres donnés par Nebula, plutôt bien, oui. Les chiffres qu’ils ont communiqué pour 2023 - ceux de 2024 ne sont pas encore disponibles - fait état de 680.000 abonnés. Ce qui doit leur donner un chiffre d’affaire annuel tournant autour de 10 à 15 millions de dollars. Tout cela avec une centaine de membres, qui se partagent donc une somme assez conséquente. Sans compter bien sûr les recettes du sponsoring que fait Nebula sur les chaînes de ses membres et par les clients que la société-mère leur apportent. Et sans compter non plus les économies de la mutualisation des outils de production.

En clair, Nebula, petite plateforme discrète, semble avoir trouvé un modèle commercial qui permet à ses créateurs de se professionnaliser et se développer tout en gardant leur autonomie.

Bien sûr il y a quelques petits nuages au-dessus de cette belle histoire. Nebula reste totalement dépendante de Youtube, et du succès de ses créateurs sur cette plateforme. Ce qui n’est jamais garanti.

Et la plateforme a réussi à se développer à un moment propice, à savoir la crise du Covid. A quel point ce petit coup de pouce du destin a été déterminant dans son développement? Difficile à dire.

Enfin, elle a atteint cette masse critique enviable grâce à un partenariat avec une autre plateforme, Curiosity Stream. Partenariat qui est aujourd’hui terminé. A l’avantage de Nebula, semble-t-il, puisque c’est aujourd’hui la société derrière Curiosity Stream qui est en grande difficulté. Mais les chiffres de 2024, première année pleine où la plateforme n’a plus été proposée en bundle, pourra dire si sa croissance insolente lors de 4 premières années d’existence sera confirmée.

Quoi qu’il en soit, la formule de Nebula est un exemple intéressant du développement d’un modèle audiovisuel indépendant, exclusivement financée par ses abonnements et à grande échelle. Dans nos pays, ce sont des modèles qui existent par ailleurs, notamment dans l’offre de presse (on songe à des médias comme Mediapart, Blast ou tant d’autres encore), mais pas encore pour de la création audiovisuelle, en dehors d’initiatives ponctuelle de crowdfunding comme Nexus VI ou le chroniqueur politique Usul.

Peut-être qu’il y a là une opportunité pour développer une nouvelle filière de production audiovisuelle. Encore faudrait-il, chez les créateurs, une envie de se fédérer autour d’un projet avant tout économique. Et ce n’est pas le plus simple.

Thibaut Dopchie

Tags

streaming, Youtube


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