23 Fév 22

Quel est l’avenir de la critique de cinéma ?

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Quand on parle de critique de cinéma, les poils se hérissent, autant dans l’industrie que chez les cinéphiles. Il y a peu de sujets aussi passionnels que celui-là. Les distributeurs et producteurs ont de tout temps entretenu une relation d’amour-haine avec eux. Les spectateurs de même, critiquant leur pédanterie, ne jurant que par l’avis de certains, ou jubilant à leurs saillies vachardes.

Crises d'identité de la critique

Mais le métier en lui-même se sent depuis des décennies le cul entre deux chaises. Les critiques se posent régulièrement la question de leur rôle, se lamentent quand tel film n’est pas montré à “la presse”, et arrivent toujours à s’étonner que tel autre film, qu’ils ont détesté, ait du succès.

Dans cette industrie qui est en plein bouleversement, la critique a semble-t-il atteint un nouveau moment de crispation. C’est qu’on se trouve dans une sorte de paradoxe : alors que l’influence de la critique semble arriver à un plancher, l’influence culturelle de la forme audiovisuelle prise dans un sens large n’a jamais été aussi forte.

Au commencement ...

Avant de parler d’avenir, faisons un peu d’histoire.

Disons les choses clairement, mais sans jugement de valeur : la critique de cinéma est une forme parasitaire. Elle s’est imposée au cinéma, qui n’en avait fondamentalement pas besoin pour exister, en décrétant que le nouveau média était un art, distinct des arts précédents.

Au début des années 1920, ce qu’on a pu appeler un discours cinéphilique a amadoué le cinéma par la flatterie. La critique de l’époque était d’abord une forme d’éducation, de légitimation, voire même d’évangélisation (n’oublions pas le rôle de l’église dans la création de ciné-clubs). Ce divertissement, grossier, vulgaire, dont raffolait le bas peuple était une industrie florissante, le dernier avatar en date de la révolution industrielle. La voilà devenue un art. Le plus moderne de tous. Le premier art de masse.

Début de l'âge d'or

Dans les années 40, la parole cinéphilique se cristallise, autour de gens comme Bazin et les futurs fondateurs des Cahiers du Cinéma. Ce tournant-là produira exactement l’inverse de ce qu’il préconisait. On connaît tous la citation de Truffaut: tout le monde a deux métiers, le sien et critique de cinéma. Et pourtant, c’est autour de la création de revues spécialisées que va se former l’idée d’une critique professionnelle, préceptrice plutôt que purement analytique.

Parallèlement se tisse un peu partout en Europe la toile des festivals de cinéma. Venise puis Cannes naissent à cette époque, sur fond d’enjeux idéologiques. Cannes est créé contre le cinéma fasciste que vise à promouvoir Venise. Il y a désormais un bon et un mauvais cinéma.

Au cours des décennies qui suivent, la critique se divise en chapelles. il y a une critique communiste, catholique, hitchcocko-hawksienne, etc.

Les crises

Cette division perdure jusqu’à la fin des années ‘70. Période de la première crise. Les idéologies de toutes sortes sont enterrées. La télé est dans tous les foyers. Le cinéma comme expérience de salle s’embourgeoise. Le système des auteurs a gagné sa place. Il n’y a plus grand-chose à défendre. Si ce n’est son bifteck.

Faisons un saut jusqu’au tout début des années 2000. L’arrivée massive d’internet. La presse institutionnelle monte tout doucement dans le train, et commence à collecter ce nouvel or: les données sur le lectorat en ligne. Qu’est-ce qui est le plus lu, qu’est-ce qui attire du trafic ? Et là arrive un constat interpellant: le cinéma, et la culture en général, n’attire pas l’audience. L’influence de la critique professionnelle est gonflée à l’hélium. Une analyse du trafic actuel des deux plus grands organes de presse de la Belgique francophones le démontre. Le premier article vraiment lié au cinéma apparaît aux environ de la 150e place sur Lesoir.be (une interview de Daniel Craig) et un peu avant la centième sur La Libre Belgique (une chronique sur les 20 ans de Basic Instinct). Loin, loin derrière le sport, la politique et les faits divers, bien sûr, mais aussi de la musique ou de la BD.

De la prescription à la promo

S’amorce le grand virage, en fait déjà bien entamé, vers la logique promotionnelle: on laisse la critique “faire son job” mais on promet une “couverture” d’une sortie sur plusieurs pages, en échange d’un partenariat publicitaire. La critique est intacte, mais placardisée. Dans le même temps, la critique disparaît pour ainsi dire complètement des écrans de télé.

Mais ce n’est bien sûr pas le seul effet de l’arrivée du net. Grâce à lui, l’amateur éclairé revient sur le devant de la scène. C’est l’avènement du blog, bien vite supplanté par les plateformes d’avis comme Allociné puis SenCritique en France ou Rotten Tomatoes ou Aint it Cool News aux Etats Unis. Mais ça ne s’arrête évidemment pas là, Youtube, twitter, Instagram, les podcasts donnent vie à des formats nouveaux ou en font ressurgir d’anciens comme l’analyse en profondeur dun film ou d’une filmographie.

Fin de partie ?

Voilà où nous en sommes.

La critique professionnelle, prescriptive est, reconnaissons-le, cornerisée. Elle sert, au mieux, à fournir des citations sur les affiches et les bandes annonces. Elle ne parle plus qu’à un public éduqué, citadin, et vieillissant.

A côté de cela, le discours amateur est éclaté, dispersé dans une multitude de formats, de plateformes. Bien souvent, il est le fait d’un.e auteur.rice solitaire, ou d’un très petit groupe. En tout les cas, la cinéphilie ne fait plus mouvement. C’est une position.

Est-ce que c’est une fatalité ? Evidemment, non. Pour autant qu’on prenne la critique, et par extension la cinéphilie, pour ce qu’elle est. Une forme de discours qui transmet, non pas l’amour, mais le désir du cinéma. Le désir de voir les films, si possible en salles, mais pas seulement.

Le temps de la reconsolidation

Vous me voyez venir, je suis un marketeur. Oui, la “critique” peut, et même doit être un outil de marketing. Mais pas ce qui est déjà le marketing de papa: un pourvoyeur de phrases d’accroche. Non, il doit être un outil de marketing de contenu. C’est à dire non pas quelque-chose qui doit être rentable en soi (même si, à terme, il peut l’être) mais comme un investissement à long terme pour - utilisons les grands mots - l’écosystème cinéma. Un outil d’information, de réflexion, de débat pour la communauté cinéphile, où qu’elle se trouve.

Un investissement, d’accord, mais un investissement pour qui ? Eh bien pour celles et ceux qui peuvent en tirer un avantage sur le long terme: exploitant.e.s e salles, distributeur.rice.s. Celles et ceux qui tirent leurs revenus non seulement des films, mais de l’infrastructure, de la culture cinéma en elle-même.

Fondamentalement, ce n’est pas si difficile, mais cela demande de lever la tête du guidon, d’arrêter de seulement promouvoir film par film, et d’en quelque sorte s’intéresser et servir celles et ceux qui sont malgré tout notre public-cible, les cinéphiles, cinéphages, consommateurs culturels. Peu importe le nom qu’on leur donne.

L'exemple Trois Couleurs

Tout cela est-il un rêve un peu théorique ? Même pas. Cela existe déjà, en France, depuis 20 ans. Cela s’appelle Trois Couleurs, c’est un magazine, un site web, des formats sur les réseaux sociaux qui parle de cinéma, en salles, à la télé, et en streaming, de séries, de l’industrie, de sujets de société liés au cinéma. Tirage du magazine : 60.000 exemplaires. 2 fois plus que Les Inrocks, 6 fois plus que Les Cahiers du Cinéma. Alors qu’il n’est distribué qu’à Paris.

Le tout est financé par MK2. Est-ce une bonne affaire ? Difficile à dire. Si ce n’est que le circuit MK2 représente 20% du marché de l’exploitation à Paris, pour 16% des écrans. Et qu’ils vendent des pubs dans leur magazine.

Et en Belgique ?

Bien sûr, il n’y a pas vraiment d’acteur aussi puissant que MK2 en Belgique. Mais il existe déjà une volonté des acteurs indépendants du milieu, exploitants et distributeurs, de s’unir. Voilà le type d’objet susceptible de donner une direction et une visibilité à une telle coalition.

Recréer du désir pour le cinéma, pour la salle, pour le discours cinéphilique passera à mon avis par là: créer une structure qui lutte contre l’éparpillement actuel. Qui soit une plateforme où la cinéphilie d’aujourd’hui peut s’exprimer, dans le format qui lui convient le mieux. C’est aussi offrir une plus-value aux spectateurs. Lui donner de la valeur, symbolique, à travers un magazine par exemple. Un plus, un outil distinctif, qui, lui parmi d’autres, pourrait justifier son déplacement dans une salle.

Mais aussi de quoi la nourrir sa cinéphilie chez soi, sur Youtube, en podcast, etc.

Les avantages ne sont pas calculables. Ils se comptent en fidélisation, en image de marque, en sens d’appartenance à une communauté. Et c’est une porte de continuation pour le discours critique. Cela mérite largement de s’y investir.


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