A l’heure d’écrire cet article, le Festival de Cannes 2022 vient d’ouvrir ses portes. Cannes c’est à la fois un grand moment de business pour le cinéma, et depuis des années, un moment de crispation autour du statut du film. Crispation portée en grande partie par l’industrie de l’exploitation française, qui refuse à tout film de plateforme le statut de film “de cinéma”. Le moment est donc propice pour se poser une question de base : Qu’est-ce qu’un film ?
Cela fait des décennies que cette question est ballottée dans tous les sens, et est sujette à toutes sortes de polémiques. On s’est demandé si une œuvre de télévision pouvait être un film. Et aujourd’hui, donc, les films des Netflix, Amazon, Apple sont sujets aux mêmes questions.
Attention, sujet hautement idéologique
On le voit bien, derrière ce sujet se cachent toujours des arguments économiques. Ce serait dans la manière dont les films sont exploités que se cacherait la nature d’un film. Pourtant, il est clair aussi que ces arguments sont purement idéologiques. Au temps de la vidéo, il n’est venu à l’esprit de personne de considérer que les films exploités en Direct to Vidéo n’étaient pas des films. Tout au plus pouvait-on les dédaigner comme des œuvres indignes d’une exploitation “classique”.
Or, il y a eu un élément, très concret, lui, qui a radicalement changé le statut des films. La décorrélation des œuvres de leur support physique. La digitalisation de l’exploitation des cinémas. C’est cela, d’abord, qui a rendu indistincts les écrans de cinéma et les écrans privés, qui a permis aux films de voyager facilement de l’un à l’autre. Et cela a, je pense, totalement modifié la nature-même des films.
Alors, qu’est-ce qu’un film ?
Je pose une définition, que j’espère abstraite de toute influence économiciste ou jugement de valeur. Un film est un divertissement médié, limité dans le temps, qui mobilise la vue et l’ouïe.
Cette définition le distingue radicalement de toutes les autres formes d’art.
- Il est médié, c’est à dire qu’il n’exige pas la co-présence des artistes et des spectateurs, comme le théâtre, l’opéra ou un concert musical.
- Il est limité dans le temps, ce qui le distingue de l’architecture, de la peinture, de la sculpture, limités dans l’espace, ou la littérature.
- Il mobilise la vue et l’ouïe, ce qui interdit toute autre activité pendant cette période de temps, contrairement à la musique.
La principale conséquence de cette définition est celle-ci : un film exige la mobilisation de l’attention du spectateur sur une période de temps déterminée.
J’insiste sur cette phrase : la mobilisation de l’attention du spectateur sur une période de temps déterminée.
La fin des fenêtres
Revenons-en à l’exploitation des films et aux bouleversement liés à la dématérialisation. La dématérialisation a intensifié la bataille autour de ce qu’on a appelé les fenêtres d’exploitation, dont les derniers verrous sont en train de sauter.
Les fenêtres d’exploitation - quel média peut montrer un film à quel moment - reposent sur une logique économique simple: la limitation de l’accès aux œuvres. Pendant une période donnée - d’abord 3 ans, puis les périodes se sont raccourcies - un film suivait un trajet, de médias payants jusqu’à des médias gratuits.
Hormis l’illégalité (souvenons-nous de ces batailles ridicules contre le “piratage”), l’accès au film était verrouillé par une barrière économique fixée arbitrairement pas les acteurs du milieu.
Et cela se comprend: une copie sur pellicule d’un film coûtait cher, à produire, à déplacer et à projeter. Même chose pour le passage à un autre format physique: cassette vidéo puis DVD.
La vraie dépense incompressible
Plus rien de tout cela aujourd’hui. Un film peut être indifféremment envoyé sur le serveur d’une salle de cinéma ou d’un streamer, comme on a pu le voir depuis la crise du CoVid.
Et pourtant, une grande partie de l’industrie continue à penser dans ces termes anciens, de limitation de l’accès aux œuvres, comme clé du succès économique.
Sauf que, du côté du spectateur, la réflexion a glissé sur un autre terrain. Non pas que le spectateur lambda veuille tout, tout de suite et gratuitement, comme on continue encore à l’entendre. La part des dépenses culturelles dans le budget des ménages reste relativement stable en Belgique selon Statbel.
Non, le critère déterminant, aujourd’hui, s’est porté sur la vraie, l’ultime denrée rare: le temps. La dernière enquête de Statbel sur le sujet, qui date déjà d’il y a 7 ans, nous apprend que le belge passe 4 heures par jour à se divertir. Ce temps-là n’évolue que peu d’une enquête à l’autre. On peut donc l’estimer fixe, et pour ainsi dire incompressible.
L'économie-temps
Ce n’est un secret pour personne: l’offre de divertissement, elle, a explosé. La vraie question économique de l’individu, si on prend la logique économique orthodoxe est: comment utiliser de manière optimale ce temps? La question du prix est plus qu’accessoire. mais pas celle de la facilité de l’accès.
Pour le dire de manière concise: quand un spectateur se plaint d'un spectacle de piètre qualité, il ne dit plus “remboursez” mais “rendez-moi mes deux heures”.
Vous vous dites sans doute que tout cela est un peu bateau. C’est vrai.
Mais il suffit de regarder les programmes de cinémas pour se rendre compte que cette conclusion n’est pas suivie de conséquences. Pire, le fossé se creuse entre d’une part les films des majors, qui ont pleinement intégré cette logique de l’économie-temps, et de l’autre le cinéma du reste du monde qui s’adresse prioritairement à des publics pour qui cette question du temps n’est pas déterminante: retraités et public familial.
Ces conséquences sont pourtant simples: si un film est un bloc de temps, est-ce qu’il est digne d’y consacrer son crédit journalier ? Est-ce que le film, et l’expérience autour du film, valent les 3 à 4 heures (trajet compris) que les spectateurs vont y consacrer? Se poser la question ainsi, à toutes les étapes de la création et de la commercialisation, et surtout à l’étape de la promotion sont un enjeu capital si on veut sortir de l’ornière actuelle, où entre ces deux alternatives, on ne trouve plus que des comédies françaises, certes parfois sympathiques, mais qui n’augurent rien de bon pour la diversité du cinéma.