Depuis le mois de septembre, le débat continue d’enfler : qui est responsable de la baisse de fréquentation des cinémas ?
Débat certes très franco-français, mais pour une raison simple : la France est l’un des pays qui chiffre le mieux son marché audiovisuel. En l’absence de données fiables, le débat est chez nous, de fait, cantonné au petit cercle de la profession, qui se refile des chiffres (peu réjouissants) sous le manteau. Pas étonnant dans ces conditions, qu’aucune discussion de ce genre ou presque ne fleurisse chez nous.
Exception française ?
Donc, la France. On le sait, les chiffres de la rentrée sont moroses, avec une baisse moyenne de 30% de la fréquentation. La situation est néanmoins moins grave que certains autres pays comme l’Angleterre, l’Allemagne ou l’Italie, où on enregistre des baisses de l’ordre de 50 à 70%.
Et ça discute, à coups d’éditoriaux, de lettres ouvertes, de tweets, de statuts Facebook, des raisons intrinsèques de ce désamour peut-être passager : prix des places pour les uns, offre en décalage avec les goûts du public pour les autres, manque d’éducation à l’image et trahison des majors pour les pros.
Et tout le monde de montrer ses petits graphiques et ses exemples pour prouver leur point de vue : le prix des places a moins augmenté que l’inflation, les derniers succès du cinéma français, comme Revoir Paris ou Novembre, montrent qu’il y en a pour tous les publics, et d’autres soulignent la corrélation entre la baisse du nombre de blockbusters hollywoodiens et la baisse générale de fréquentation.
Les chiffres du cinéma
On va, nous aussi essayer de plonger dans le débat, avec ces quelques questions: qui a baissé sa fréquentation des salles et pourquoi, qui y va encore, et pourquoi ? Et surtout, qu’est-ce qui fait que la France s’en sort mieux que ses voisins ? Mis à part les discours chauvins sur l’exception culturelle ou la cinéphilie intrinsèque du français moyen.
Plongeons donc, nous aussi, dans les chiffres. Vu que, ça tombe bien, la France, via le CNC, en regorge. Le CNC a même récemment augmenté la cadence, pour cartographier au plus près les évolutions récentes du secteur. Cela a commencé avec Cannes et une étude appelée fort à propos : “Pourquoi les Français vont moins souvent au cinéma ?”, dont j’ai déjà parlé ici.
Il s’agit d’une étude type sondage, divisée en deux parties, l’une basée sur un questionnaire soumis à un millier de personnes, l’autre sur des données économiques.
Le sondage se focalise sur les freins à la reprise d’une habitude de cinéma. 5 arguments s’en dégagent : au coude-à-coude, la perte d’habitude et le prix du billet, suivis du manque d’envie de porter un masque, la concurrence des nouveaux supports et le manque de films qui donnent envie d’aller au cinéma.
Mais ce qui est intéressant, c’est que l’ordre d’importance des arguments avancés varient suivant la tranche d’âge : les 15-34 invoquent à 36% la préférence pour d’autres supports, les 35-59, le prix trop élevé à 46%, et les 60 + la perte d’habitude pour 51% d’entre eux.
Ce que je dis et ce que je fais
Evidemment, on parle là des freins perçus par les sondés eux-mêmes. Pas de la réalité des comportements.
Parce que, quand on couple cela avec les données quantitatives de la même étude, on remarque une certaine différence. Ce qu’on découvre là, c’est que la SVOD a pris une place assez importante dans les foyer. En l’espace de 2 ans, la part des abonnements aux services de VOD est passée de 7,2 à 20 millions. Certes, les confinements ont accéléré le mouvement, mais seulement de manière marginale.
Ce qui est nettement moins marginal, par contre, c’est la véritable explosion de la part de 50 ans et plus dans les consommateurs de SVOD, qui a plus que doublé avec le confinement. Pendant ce temps, les autres tranches d’âge sont restées relativement stables, si ce n’est les 15-24 ans, qui ont quasiment laissé leur place aux aînés, pour un autre type de consommations de vidéos : TikTok, Twitch et Youtube.
Bref, la “perte d’habitude” des seniors semble être imputable, dans les faits, à un changement d’habitude de consommation. Vers la VOD. Tout comme les 15-34.
Le problème de cette situation, pour le cinéma dans son ensemble, est triple :
- La consommation en SVOD concerne pour à peine 20% les films, et pour 80% des séries
- Les 15-24 et les 60+ forment le gros d’un groupe distinct, les inactifs, qui comptent pour 50% de la fréquentation en salles. Et ce taux est en baisse. Or, c’est dans ces catégories qu’on compte le plus de spectateurs assidus.
- La source première de promotion des films reste, malgré tout, la salle de cinéma elle-même. La projection de bande-annonces avant les films. Ce qui entraîne un cercle vicieux.
La fin du bouche-à-oreille ?
Pour avoir une idée chiffrée de ce dernier point, il faut aller voir une autre étude du CNC, datée de septembre 2022, sur les pratiques cinématographiques des Français. Il s’agit là d’une étude annuelle, menée aussi auprès d’un peu plus d’un millier de Français.
Cette étude est une vraie mine d’informations, mais on va s’en tenir ici à quelques données saillantes, qui vont nous permettre de savoir ce qui incite les spectateurs des salles à y aller.
Commençons par les sources de promotion, donc. Là aussi, les choses changent vite.
Ce qui est considéré comme les méthodes historiques de promotion gratuites - le bouche-à-oreille et les médias en général (critique et promotion confondus) - s’effondrent. Le bouche-à-oreille n’est plus cité comme source d’influence que par 20% des personnes, contre 35 en 2018. Les critiques passent sous la barre des 20% à 17,8.
Reste un peloton de sources d’informations sur les films où domine de la tête et des épaules la bande-annonce vue au cinéma, citée par 53% des répondants. Derrière se tiennent au coude-à-coude la télévision, en perte de vitesse avec 34% des répondants et internet, qui lui continue sa progression avec 33,4% des répondants. Enfin, clôturant la liste, mais en augmentation elle aussi, l’affiche du film est citée par 28,7% des interrogés.
La promo sur internet, toujours plus importante
Focalisons-nous sur internet, où là aussi les usages pour s’informer sur les films à voir varient fortement. Les sites spécialisés comme Allociné restent largement majoritaires, mais sont en perte de vitesse à 43.3 %, au profit des réseaux sociaux et des sites de partage de vidéo, respectivement à 22,2 et 18,6%. Soit un total de 40,8 %. Les sites officiels des films, après avoir connu une recrudescence lors de la pandémie, semblent aujourd’hui s’essouffler.
Mais si on sait maintenant ce qui retient les spectateurs d’aller au cinéma, et ce qui les incite à y aller, reste encore à savoir comment ils y vont. Et cela aussi, c’est une source d’informations assez précieuse.
Elle nous permet notamment de tordre le cou à une idée reçue dans la profession, qui veut que les films n’auraient pas le temps d’atteindre leur public. Cette assertion est même de moins en moins vraie. Alors qu’il y a encore 4 ans, 81% des spectateurs avaient vu un film dans les 15 premiers jours de sa sortie (et 20,2 % dès son premier week-end), c’est aujourd’hui 84,8% qui l’ont vu lors des deux premières semaines d’exploitation. Et 27,4% l’ont vu le premier week-end. La perception qu’ont les spectateurs de la durée d’exploitation reste d’ailleurs stable. Autour de 70-71% des sondés estiment que les films restent assez longtemps en salles.
Quelles salles pour quels spectateurs ?
Les salles, oui, mais lesquelles ? Et là, la réponse est simplissime : la plus proche. 93.3% des spectateurs mettent moins de 30 minutes pour rejoindre leur salle favorite. Et la grosse majorité, 77%, y sont en moins de 20 minutes.
Pour corroborer ce fait, l’étude ajoute que 80,7% des personnes affirment fréquenter toujours la même salle et 70,9 % citent la proximité comme élément déterminant du choix d’une salle, loin devant le confort et la facilité d’accès, autour des 25% chacun.
En clair, un maillage serré de salles, comme celui des Français est l’élément déterminant dans le choix de la fréquentation du cinéma. Une pierre de plus dans le jardin des multiplexes…
Sautons encore vers une dernière étude, le baromètre du public des salles de cinéma en septembre 2022. Beaucoup plus succincte, cette étude nous confirme l’importance du maillage: 30.1% des tickets sont vendus dans des agglomérations de moins de 20.000 habitants. C’est certes moins que les agglomérations de plus de 100.000 habitants (37.5%) mais mieux que Paris (17,2%) qui dicte pourtant le bon goût au reste du pays.
Ce baromètre montre aussi qu’il y a effectivement une érosion assez marquée du public de 60 ans et plus, de l’ordre de 4 points. Elle se fait au profit des cinquantenaires et des 15-24 ans, qui prennent chacun 2 points.
L’étude nous révèle enfin ce que je soutiens ici depuis quelques temps déjà : le cinéma est devenu une activité bourgeoise. Parmi les actifs, les CSP+ représentent plus du double des CSP- en nombre de spectateurs. Le reste, les inactifs, est constitué d’étudiants et de retraités. On peut facilement inférer que les proportions sont les mêmes dans ces catégories-là.
Le coût psychologique de la salle de cinéma
On pourrait encore tirer beaucoup d’enseignements de ces enquêtes, notamment sur l’augmentation de la réservation de billets, en ligne ou par téléphone, ou les goûts du public suivant leurs catégories socio-professionnelles.
Je m’en suis tenu ici au principal, à savoir les données qui nous permettent de mieux déterminer qui va au cinéma et comment. Loin des fantasmes, des anathèmes et des préjugés, elle fait ressortir un argument-phare pour inciter les gens à aller voir un film en salles : la commodité. C’est elle, fondamentalement, qui se cache derrière tous les arguments qu’on entend partout, que ce soit le prix ou le choix d’autres modes de consommation. C’est, encore et toujours, le coût psychologique qui entre en ligne de compte. Si il est difficile de se rendre dans une salle de cinéma, si ce n’est pas une décision impulsive, il faut d’autres incitants pour s’y rendre. En faire une sortie en famille, avec un repas avant ou des consommations sur place, ce qui rend le prix de la sortie proche des 100-150 €. Dans ces cas-là, le choix de rester chez soi, devant la SVOD, devient d’autant plus engageant.
Pour le dire en une phrase : plus une salle est proche, plus les gens sont enclin à s’y rendre. Plus que tout autre chose, c’est ça, la spécificité française.