22 Oct 24

Une petite histoire du “film fauché”.

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Ma dernière chronique a, pour des raisons qui n’étonnent peut-être que moi, suscité quelques réactions.

Ces réactions m’ont amené à essayer d’affiner ma réflexion, mais aussi à clarifier mon propos. Réflexion qui ne m’amène pas strictement à répondre à ces remarques, mais à me poser une question qui fait écho à ma chronique sur ce qu’est un film “trop cher” : est-ce que le concept de “film fauché” a une quelconque réalité ?

Dans ma précédente chronique, je me focalisais peut-être un peu trop sur la question d’un cinéma plus commercial. Alors que la question à se poser est celle d’un cinéma qui inclut au moins le concept de sa rentabilité dans son processus de création.

En posant les termes de la sorte, on étend largement la question de savoir comment faire un cinéma “qui marche”. On l’étend notamment à une large part du cinéma dit “d’auteur”.

Tous “fauchés” ?

A travers l’histoire, les exemples de films faits avec des sommes dérisoires abondent : on pense évidemment à toutes ces success stories qu’aiment tant à nous raconter les magazines professionnels. Les Blair Witch Project, Paranormal Activity, Clerks. Jusqu’à Terrifier, dont le 3e opus qui arrive dans nos salles semble sorti de nulle part. Sauf que les deux précédents films, sans avoir connu la moindre sortie salle, ont réussi à atteindre la rentabilité, avec, là aussi, des budgets ridicules.

Mais en fait, l’histoire des films fauchés, c’est l’histoire du cinéma depuis ses débuts. Sans remonter au cinéma muet, il est utile de rappeler qu’A bout de souffle, de Godard, avait un budget de 400.000 francs, soit environ 69.000€. Ou que le nouveau plus grand film de tous les temps, Jeanne Dielman, a été tourné pour l’équivalent de 120.000€. Et, comme nous sommes en pleine redécouverte de l’oeuvre d’Akerman, on pourrait aussi pointer son Je tu il elle, au budget de … 7.000€.

En fait, le nombre d’auteurs qui ont commencé leur carrière avec ce qu’on qualifierait aujourd’hui de “films fauchés” est hallucinant:

Bad Taste de Peter Jackson : 25.000$

Eraserhead de David Lynch : 20.000$

Following de Christopher Nolan : 6.000€

Et bien sûr, tous les films de Godard ou presque, qui ont été faits avec une infime fraction de ce que coûte un film français. Et qui, pour beaucoup, sont donc rentables. On pourrait aussi citer le cas d’Alain Cavalier qui, avec une méthode qui relève de l’artisanat, fait des films tellement peu chers qu’ils sont presque automatiquement rentabilisés. Ou rappeler que presque tous les films d’Eric Rohmer ont été rentables. C’est que, même eux, ont la plupart du temps fait des films aux budgets en adéquation avec l’audience qu’ils savaient toucher.

Dire straits

Mais il ne faut pas croire que cette logique soit l’apanage du seul cinéma français, ou européen. Il y a à peine vingt ans, aux Etats-Unis, naît le mouvement du Mumblecore. Un cinéma qu’on pouvait qualifier à l’époque de bobo, qui se concentre sur quelques personnages, et de minuscules péripéties. Le mouvement s’est crée en opposition à ce que devenait le cinéma indépendant de l’époque, en voie rapide d’industrialisation sous l’impulsion du festival de Sundance.

Naît alors, autour du festival South by Southwest, ce mouvement de films volontairement fauchés qui a donné des films comme Funny Ha Ha ou Humpday. Prix moyen d’une production Mumblecore : entre 15.00 et 500.000 $. Sortent de ce mouvement Léna Dunham, les frères Safdie, Greta Gherwig. Très vite, le mouvement s’étend presque naturellement au cinéma d’horreur avec le Mumblegore, qui révèlera des auteurs comme Adam Wingard ou Ti West. Quelques années plus tard, en 2015, les producteurs attitrés du mouvement Mumblecore, les frères Duplas, donnent 100.000$ à un jeune gars pour faire son film, Tangerine, qu’il tournera avec des Iphones. Ce jeune gars, Sean Baker, remportera la Palme d’Or 9 ans plus tard avec Anora.

On pourrait encore multiplier à l’envi ces exemples: de David Cronenberg à Glauber Rocha, de Robert Rodriguez à Pedro Almodovar, de Jean Eustache à Georges Romero, l’histoire est pleine de ces films à très petit budget qui ont révélé des auteurs. Tout en étant commercialement viables.

Biais du survivant et sélection élective

Bien sûr, on me rétorquera assez facilement qu’une telle énumération cache un biais du survivant. Pour chacun de ces exemples, combien de films n’ont été vus par personne ? Combien d’auteurs n’ont jamais percé ? C’est là la glorieuse incertitude de la création, qui malheureusement touche tous les secteurs. En musique, par exemple, 20.000 titres sont ajoutés chaque jour sur Spotify. Des sites comme Forgotify s’amusent même à déterrer les millions de titres qui n’ont eu aucune écoute. Même chose sur Youtube, dont la production pléthorique aboutit à une foule de vidéos que personne ne voit.

Cela plaiderait bien sûr pour une sorte d’aristocratisation de la création culturelle. Si c’est ça la démocratisation de l’art et des moyens d’expression, alors ça n’en vaut pas vraiment la peine. Puisqu’il n’y en a pas pour tout le monde, eh bien ne donnons leur chance qu’aux meilleurs. Mais qui sont les meilleurs ? Qui sommes nous pour juger de ce qui doit passer ou non à la postérité, voire même les simples portes de la visibilité, ou même de l’existence ?

La réponse, là aussi, qu’on le veuille ou non, est économique, et pas artistique.

Ainsi, alors que le coût matériel de production d’un film s’est virtuellement démocratisé, avec le passage au numérique, et des caméras d’entrée de gamme qui se sont nettement améliorées, dans la production qu’on peut dire classique, les devis de films ne baissent pas vraiment. Au contraire. Et donc seule une petite frange pourra arriver à entrer dans les arcanes de la production cinématographique. Et il faut faire preuve d’un aveuglement angélique pour croire que les critères de cette sélection sont ceux du mérite artistique.

Condamnés à l’émergence

C’est que, peut-être, le problème est ailleurs. Dans les esprits, et plus encore dans les esprits cinéphiles, la culture est question d’élection. Individuellement, on choisit ce qui est digne d’intérêt, et ce qui ne l’est pas. Mais cela se fait selon des critères qui sont sociaux. Et cet état d’esprit imprègne tout le processus de production : du choix d’un producteur aux comités de sélection des organes de financement, les projets sont filtrés par des critères de type électifs. Souvent selon une grille de valeurs partagées sur ce qui fait du bon cinéma.

Or l’entrée d’une oeuvre dans le champ culturel est, en fait, tout l’inverse : une question d’émergence. On se saisit, collectivement, d’oeuvres pour des raisons qui, individuellement et objectivement, nous échappent. Et cela vaut pour les oeuvres dites populaires comme pour les oeuvres de prestige, ou d’auteurs. Qu’est-ce qui justifie qu’un film comme Un petit truc en plus récolte autant de succès, alors que des dizaines de comédies sortent chaque année ? Ou Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu en son temps ? Ou Bienvenue chez les Ch’tis ? Ou la Grande Vadrouille ? Tout comme qu’est-ce qui justifie qu’Eraserhead soit devenu culte, alors que des centaines d’autres oeuvres expérimentales pullulaient à l’époque ? Pourquoi certains films d’un auteur sont des succès foudroyants, qu’il ou elle n’arrive jamais à reproduire, et ce même si ces films suivants sont considérés comme des chefs-d’œuvre ?

Il n’y a tout simplement pas de réponse à ces questions. Ou alors, des réponses très complexes, qui nous imposeraient de questionner ce qu’est le jugement.

Eloge du hasard

Il nous reste donc, collectivement, qu’à nous en remettre au hasard.

Et donc, si on prend au sérieux cette idée d’émergence - et on le devrait -, alors il faut aussi prendre au sérieux une stratégie d’essais et erreurs. Et donc se dire que le film fauché, le film no-budget est bien le lieu d’expérimentation des nouveaux cinéastes. C’est sans doute la manière la plus efficace de prendre en compte la part de hasard de toute industrie culturelle, en minimisant les risques, et en augmentant les chances.

Pour cela, il faut sortir autant de la logique de film “trop cher” que de celle du film “fauché”, expression qui implique que le film n’aurait pas assez d’argent pour ses ambitions. Si tel est le cas, alors ce sont les ambitions qui étaient trop grandes, pas le budget qui était trop étroit.

En remettant dans la balance cette idée que, dans son principe, un film ne doit pas coûter plus que ce qu’il peut rapporter, alors on peut libérer des vraies fenêtres d’opportunité pour l’expérimentation. Sur des bases beaucoup plus saines et naturelles que le modèle de l’élection.


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