En 2007, j’entamais une nouvelle carrière dans la distribution de films pour le secteur du Home Entertainment. Je m’occupais de marketer les sorties de films au format DVD, puis Blu-Ray. La structure pour laquelle je travaillais était adossée à un grand acteur de la musique indépendante.
La crise de la musique
En créant cette structure de distribution pour le cinéma, la stratégie de mon employeur était simple : s’appuyer sur un secteur encore florissant, le marché du DVD, pour passer le cap de ce qui, du côté de leur core business, s’avérait être une vraie tempête.
La première décennie 2000, dans le secteur de la musique, a été celle du passage, brutal, à la digitalisation et au streaming. Après plus de 30 ans d’euphorie, où les CD se vendaient non seulement en masse, mais à un prix nettement supérieur à ses prédécesseurs, le vinyle et la cassette audio, voilà que la musique était disponible, gratuitement, sur le net. D’abord par voie de ce qu’on a appelé le “piratage” et son cortège de lobbying et de lois ridicules. Puis avec Youtube et, surtout, Spotify.
Ainsi donc, au cours de mes dix années à tenter de placer les derniers films d’Asghar Farhadi ou Laurent Cantet dans les rayons des FNAC et MediaMarkts, j’ai vu, littéralement sous mes yeux, l’industrie du disque changer. La disparition des stocks, la sous-traitance de la logistique, la réduction des équipes de vente et le grossissement des pôles marketing et financier. Les consolidations, les rachats, les alliances.
Aujourd’hui mon ancien employeur est un acteur majeur de la musique mondiale. Il a réussi l’exploit de grossir tout en restant indépendant. Avec des équipes réduites d’au moins de moitié, et des coûts de fonctionnement nettement, nettement plus faibles.
10 ans plus tard, le cinéma
Il existe, dans l’industrie du divertissement, dont nous faisons partie, une sorte de règle empirique : ce qui arrive à l’industrie de la musique arrivera au cinéma environ 10 ans plus tard. La musique a connu sa blockbusterisation dans les années 60 avec les Beatles et autres, 10 ans avant l’Exorciste et Star Wars. Elle a été pionnière dans la consommation individuelle des industries culturelles. Le boom du CD a été précurseur de l’âge d’or du DVD. Bref, vous comprenez le principe.
Il est donc intéressant de s’attarder sur l’état du marché musical aujourd’hui, comme un miroir tendu à notre industrie. D’un point de vue purement financier, la courbe du marché de la musique dessine un joli U, avec les années 2010 comme creux de la vague, et la montée en puissance du streaming dès 2015. Aujourd’hui, le marché de la musique enregistrée (donc hors concerts) a retrouvé son niveau de l’an 2000.
Le marché du streaming musical
Mais, à quoi ça ressemble de plus près, le marché de la musique enregistrée ? Et, plus précisément, le marché du streaming. Eh bien, c’est un marché de l’ultra-domination. Les 3 acteurs majeurs, Spotify, Amazon Music et Apple Music, représentent à eux seuls 60 % du marché. Juste derrière eux: Tencent Music qui domine de la tête et des épaules le seul marché Chinois. Et enfin, Youtube, qui semble enfin avoir trouvé un modèle commercial pour son offre Youtube Music. A eux 5, ils représentent 80% du marché mondial.
A noter aussi que parmi eux, un seul service, Apple, offre son service uniquement sur abonnement payant. Les autres proposent aussi une offre gratuite, ou dans un bundle plus large.
Globalement, 1/2 milliard de personnes sont abonnées à un service de streaming musical. Ce chiffre, si il est loin de plafonner (2021 a connu une augmentation de 14% du nombre d’abonnés), ne risque néanmoins pas de doubler.
Tous vers le streaming
Revenons maintenant à notre industrie, et à son marché du streaming. Disons le tout net, cela reste encore le gros bordel. Et même si les premières percées dans le modèle datent de 2007, le marché est encore loin d’être mature.
Beaucoup de monde tente encore de rentrer sur le marché, de HBO ou Paramount à des plus petits entrants, comme CNN, qui vient de se retirer à peine son offre mise sur pieds. On le sent bien, la consolidation va être nécessaire à un moment donné. Et même Netflix, qui vient pour la première fois de perdre des abonnés, (enfin, 0,01% de ses abonnés, causant une chute de 25% de sa cotation en bourse) sent bien qu’il va falloir adapter son modèle pour continuer à grandir.
Des structures moins souples
Fondamentalement, le marché du streaming vidéo se structure différemment que celui de la musique, où ce sont des acteurs indépendants qui ont compilé quasiment l’intégralité de l’offre du marché musical mondial. Avec des distorsions complètement aberrantes pour qui a connu le marché de la musique sur plus de 30 ans. La montée en puissance de la K-Pop par exemple, ou la domination sans partage du R’N’B, sont des effets directs de la logique algorithmique.
Cependant, les majors du cinéma ont décidé de ne pas jouer ce jeu-là avec Netflix et Amazon. Ce qui a amené ces derniers à entrer, avec fracas, dans l’arène de la production. Aujourd’hui donc, chaque studio a sa propre offre. Et toute velléité d’entrée d’un nouveau “petit” acteur indépendant est aujourd’hui virtuellement impossible.
Or ce marché du streaming, quand il sera arrivé à maturité, ne pourra pas se permettre de perdre ses abonnés. Contrairement à des Spotify ou Youtube Music, ses recettes servent avant tout à produire de nouveaux contenus. D’un autre côté, le consommateur n’est évidemment pas prêt à dépenser plus d’une certaine somme (qui est encore à déterminer) dans des abonnements. Qui plus est, il est confronté à une autre limite: il n’aura jamais plus de deux yeux, et de 24 heures dans une journée pour profiter de ses abonnements.
L'inévitable concentration
En clair, et pour reprendre la comparaison avec la musique, le marché du streaming vidéo ne pourra pas exister avec plus de 5 acteurs majeurs. Peut-être même moins.
A un moment ou un autre, et on peut être sûr que ce sera dans la décennie qui vient, la consolidation, la concentration ou, à minima, la bundlisation de l’offre est inéluctable. D’ici-là, il nous reste à regarder sur le banc de touche les acteurs actuels jouer des coudes pour être celui qui agrègera la concurrence.