C’est une bien vieille antienne, qui revient régulièrement sur le devant de la scène. Une antienne qui oppose depuis longtemps distributeurs et exploitants : le nombre de films qui sortent en salles. Du point de vue des exploitants, il y a trop de films. Du point de vue des distributeurs, évidemment, il n’y a pas assez d’écrans.
Le point de vue des exploitants
Il y a quelques semaines, une interview croisée publiée dans le journal De Morgen - en flamand donc - a fait le tour des milieux concernés. Les trois personnes interrogées sont trois types d’exploitants bien distincts : Eddy Duquenne, du méga-groupe Kinépolis, Alexander Vandeputte, exploitant des 3 mini-complexes Lumière, et par ailleurs distributeur entre autres de Close, et enfin Wendy Vercauteren, qui exploite le Sphinx à Gand.
Tous trois s’exprimaient sur le paysage cinématographique post-corona, la chute du nombre de spectateurs, l’arrivée de mega-succès, les changements stratégiques des majors, la hausse des prix de l’énergie, etc.
Evidemment, la question du nombre de films sortis est revenue sur la table.
Je vous traduis la réflexion d’Eddy Duquenne : “Peut-être (…) devons-nous nous concentrer sur moins de films, que nous garderions plus longtemps à l’affiche. En 2019, nous avons montré 400 films dans nos salles belges, et nous avons fait 80% de nos ventes de tickets avec 79 d’entre eux. Nous jetons des films sur l’écran et on regarde ce qui y reste accroché. On peut faire autrement.”
Cela semble frappé au coin du bon sens. Mais l’est-ce vraiment ?
Derrière le bon sens
Ce qui est étonnant dans cette réflexion, c’est qu’elle méconnait quelques principes économiques de base de l’industrie en général et des industries culturelles en particulier, pourtant connues depuis des années.
- Les chiffres que citent Duquenne correspondent avec une précision qui ferait presque peur à une hypothèse économique qu’on appelle abusivement le principe de Pareto. Celle-ci veut, en gros, que 20% des causes soient responsables de 80% des conséquences. En termes commerciaux, 20% des produits produisent 80% des recettes. Soit, sur 400 films, 80 d’entre eux produiraient 80% des recettes. Exactement ce qu’a calculé Duquenne, à 1 film près.
- C’est un biais logique bien connu de croire que nous pouvons prédire l’avenir à partir de notre interprétation du passé. Il suffit, pour s’en convaincre, de se dire que l’année de référence citée ici est 2019. Soit avant un événement que personne ne pouvait prédire et qui a littéralement bouleversé tout ce qu’on croyait acquis dans l’industrie du cinéma. Refaire les même calculs pour 2022 conduirait sans doute à des résultats bien différents. Ce genre de réflexion fait l’impasse sur l’imprévu, l’improbable. Dont on n’arrête plus de voir à quel point il influence notre monde.
- Il existe une citation, probablement fictive d’ailleurs, régulièrement citée à la blague dans les milieux du marketing. Elle dit à peu près ceci : “La moitié de l’argent que je dépense en publicité est gâché. Le problème, c’est que je ne sais pas quelle moitié”. Il est purement incantatoire, dans une industrie culturelle, de dire qu’on va se focaliser sur un succès, puisqu’il est tout simplement impossible de savoir, à l’avance, quel film sera un succès. Qui aurait pu prévoir que Zillion soit un tel carton ? Et que Lightyear soit un flop ? Quelle recette commune ont réellement un pur film de nostalgie comme Top Gun: Maverick et Avatar 2, par exemple? Choisir les futurs gagnants du box-office est une tâche tout bonnement impossible.
- Les industries culturelles, faut-il encore le rappeler, ne sont pas des industries comme les autres. Ce sont, certes, comme je le répète souvent, des industries du prototype, ce qui les rend difficilement pilotables. Mais ce sont surtout des industries où les inégalités entre les “produits” sont les plus criantes. Le succès y alimente le succès, et crée automatiquement des distorsions de marché. Prenons l’exemple du livre Harry Potter. Son succès était hautement improbable, mais une fois qu’il était avéré, ce succès a pris des proportions jamais vues dans l’industrie du livre. Cela crée des situations monopolistiques qui, par la force des choses, écrasent le reste de la production. Les courbes de répartition des ventes de chaque industrie culturelle varient, mais adoptent toute la même forme, celle d’une fonction exponentielle, où un petit nombre de titres font le gros des recettes du secteur. Le reste équivalent à ce qu’on a un temps appelé “la longue traîne”. Etrangement, le point d’inflexion entre ce qui est exploitable à une échelle industrielle et cette longue traîne tourne autour des … 20%, comme dans la loi de Pareto !
Il n'y a pas trop de films...
Que retirer de tout cela ? Une conclusion assez simple : réduire le nombre films en salles, c’est mécaniquement réduire le nombre de films hautement rentables, qui font “tourner la machine”. Croire qu’on peut seulement réduire le nombre de films moins rentables est une illusion de gestionnaire.
Oui, mais il n’empêche. Le nombre d’écrans reste limité, et on ne peut sortir que le nombre de films que peuvent accueillir ces écrans.
Prenons donc la question du point de vue des distributeurs. Peut-on augmenter le nombre d’écrans disponibles ?
En termes de marché adressable, la réponse est fort probablement oui. Il reste de la place , comme on l’a déjà vu plusieurs fois, pour des salles de quartier et des exploitations dans de plus petites agglomérations.
... mais peut-on avoir plus d'écrans ?
Mais équiper une salle de cinéma a un coût ! Et ce coût est à l’heure actuelle un investissement de taille. Dans un marché en crise comme l’est celui de l’exploitation cinématographique, ce genre d’investissement n’est pas vraiment un placement sûr. Il serait illusoire de compter sur les seules forces du marché, sur un secteur financier lui-même prudentissime et soumis aux augmentations des taux d’intérêt, pour prendre en charge ces investissements.
La restructuration d’un réseau étroit de plus petites salles de proximité n’est pas une mince affaire et ne se fera pas du jour au lendemain. Il faut se recréer un public, trouver et former de nouveaux gestionnaires et programmateurs de salles, se financer sur plusieurs années avant de trouver un seuil de rentabilité. En clair reconstruire ce qui a été détruit il y a 30 ans par l’arrivée des multiplexes.
La solution est-elle déjà là ?
La bonne nouvelle, c’est qu’il existe un raccourci, qui n’est même pas à inventer puisqu’il existe déjà et fait partie de notre tissu institutionnel. Ce raccourci, ce sont les centres culturels.
Dans une interview menée par David Hainaut pour le site Cinergie, Valérie Vanden Hove décrit le travail structurant de l’asbl La Quadrature du Cercle. Cette structure coordonne la programmation cinématographique des centres culturels, ce qui lui permet de trouver des financements auprès du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel et du programme Europa Cinemas. Elle reconstitue ainsi petit à petit un réseau local de programmation, reconstruit un public et, dans plusieurs cas, est à l’origine, via les Centres Culturels locaux, de la réouverture de plusieurs salles “en dur”, à Nivelles, à Leuze-en-Hainaut, ou à Waremme.
La restructuration d’un réseau local de cinémas est, je le disais la semaine dernière, l’une des raisons d’être optimiste pour l’avenir du cinéma. C’est une opportunité de donner une nouvelle visibilité à un plus grand nombre de films. Et, plutôt que réduire le nombre de films distribués, et donc produits, de les augmenter. Histoire de jeter encore plus de films sur les écrans pour voir ce qui y colle pour paraphraser le président de Kinépolis Belgique.
Parce que c’est comme cela que fonctionne l’industrie du cinéma. Et ce n’est pas près de changer.